Le poète et le vaurien
Oliver et Priam
Avril 54
Les montagnes étaient si calmes, si belles ce jour-là. Les nuages parcouraient paresseusement le ciel d'un bleu clair, et les oiseaux chantaient leur amour dans les forêts de conifères. Ou du moins... Les montagnes auraient pu être plus calmes encore si un cri ne venait pas de déchirer ce silence tranquille.
« NAON ! ARGH ! AÏE AÏE AÏE ! LAISSEZ-MOI TRANQUILLE MERDE ! »
Comment Oliver aurait-il pu savoir qu'en se rendant innocemment chez Priam, il serait intercepté par une horde de gardes emplumés, une bande de Cerbères au bec acéré qui se jetèrent sur lui, le giflèrent de leurs ailes et lui pincèrent les bras, tout en poussant des cris stridents et horribles ? Oliver ne trouva rien de mieux que la fuite d'abord, mais, encerclé de toutes parts par les nuages de plumes, il finit roulé en boule, se couvrant le visage de ses bras, en geignant comme un arachnophobe devant une tarentule.
« Pffiiiiiiiit ! »
Au son du sifflet, les soufflets cessèrent, et le rouquin revit la lumière du jour, embellie par l'apparition de ce visage inquiet.
« Ca va Oliver ? » Demanda Priam en lui tendant la main.
Le rouquin se contenta d'un grognement, trop choqué encore par cette agression emplumée. Il empoigna la main que Priam lui tendait et se releva difficilement. Le blondinet s'empressa de chasser la poussière et les plumes de ses vêtements.
« Je suis vraiment désolé, ajouta-t-il. Elles sont particulièrement agressives depuis leur retour.
-Ah euh ben... C'est pas grave ! Argh ! »
Les oies sauvages, bien qu'écartées et sagement rangées sur le toit de la maison, continuaient à tendre leur cou gonflé vers l'inconnu en lui jetant des poignards par les yeux. De la sueur perla dans le dos de Oliver lorsqu'il prit conscience qu'il devrait affronter les chiens de garde à chaque qu'il voudrait se rendre chez le garçon dont il était amoureux.
« Euh... Parce qu'elles l'étaient pas avant ? Se risqua-t-il en fixant ses adversaires fourbes.
-Pas vraiment. »
Il ajouta d'un air plaintif en se tournant vers elles :
« Elles m'ont ramené un jar de leur migration ! Je n'aime pas dire du mal des animaux d'habitude, mais lui c'est vraiment une teigne... Ohoh, le voilà... »
Oliver ne courut jamais aussi vite devant l'assaut d'un piaf. Mais ce ne fut pas si grave à ses yeux, puisque Priam prit la tangente lui aussi. Ils détalèrent tous les deux dans les bois, poursuivis par le jar en colère, et ne purent s'arrêter que lorsqu'ils trouvèrent refuge dans une petite grotte. Ils s'effondrèrent sur le sol, suant et soufflant comme deux asthmatiques. Oliver sursauta lorsqu'un « crâââââh ! » retentit en écho dans la grotte, mais ce n'était que le corbeau qui venait se poser sur le bras de son maître.
« Et tu ne pouvais pas me défendre, toi ? » Reprocha Priam à son oiseau.
Mais le corbeau ne fit que claquer du bec d'un air satisfait. Le garçon soupira et porta son regard vers Oliver en haussant un sourcil.
« Au fait, lui dit-il. Pourquoi tu es là ?
-Oh ! S'exclama le rouquin. Euh... Euh on m'a dit que tu avais beaucoup de travail en ce moment et qu'un peu d'aide euh... 'Fin voilà tu vois quoi... »
Il s'auto-flagella d'exaspération et maudit ses bégaiements niais et stupides. Priam ne répondit rien pendant un instant. Il le regarda, plongé dans ses pensées, puis haussa les épaules avec un sourire.
« Ce n'est pas de refus je dois dire. Mais j'ai bien peur que tu repartes couvert de bleus si tu t'approches de ma maison encore une fois.
-Aïe.
-Ou sinon... Dis-moi, tu es endurant ?
-Bien sûr !
-Alors je vais changer mes plans. Tu vas m'accompagner en montagne. Je dois m'assurer que le couple de gypaètes barbus a bien survécu à l'hiver. Mais c'est une longue marche, on ne sera pas de retour avant ce soir.
-Aucun problème ! S'exclama Oliver bien qu'il n'ait aucune idée de ce qu'était un ji-pète barbu.
-Parfait ! »
Après un crochet dans sa maison pour récupérer une sacoche de matériel, les deux comparses se mirent en route et prirent le sentier qui montait plus haut dans la montagne. Oliver était resté sous forme humaine, persuadé qu'il serait aussi maladroit que Yaren s'il revêtait ses longues jambes équines. Mais d'un autre côté, l'ascension de la côte fut particulièrement éprouvante, et il ne trouva pas l'énergie de démarrer la conversation avec le garçon blond. Lui au contraire, bien que plus menu que lui, avançait sans peine dans la pente et avec une bonne cadence. Ils mirent plusieurs heures à marcher à travers la forêt et à dépasser les arbres. A une certaine altitude, les deux compagnons de voyage parvinrent aux prairies verdoyantes et suivirent un mince sentier à travers les herbes sauvages. Oliver ne s'était jamais rendu aussi haut dans la montagne et n'avait jamais connu ces mers de verdure qui s'offraient au calme du ciel.
Arrivés péniblement en haut de la crête, ils s'arrêtèrent enfin et s'assirent dans l'herbe. Oliver se retenait de toutes ses forces pour ne pas souffler comme un buffle, bien que ses mollets le fissent souffrir le martyr. Priam lui dit pour le réconforter :
« C'est très gentil de ta part de m'accompagner. C'est plus drôle quand on est deux.
-De... Fiouh... Rien... Fffh... Eructa le rouquin.
-Et maintenant on attend. » Ajouta-t-il en levant le nez vers le ciel.
Et c'est ce qu'ils firent. Ce ne fut pas si désagréable contrairement à ce qu'aurait pu redouter Oliver. Ils étaient juste assis là, dans l'herbe de la prairie et le calme profond de la montagne, à scruter le ciel bleu à la recherche des deux ombres noires. Oliver devait même avouer qu'il savourait les sensations qu'il éprouvait à cet instant, lui d'habitude si impatient.
« Et s'ils ne viennent pas ? Demanda-t-il au bout d'un moment.
-Ce n'est pas grave. Ce sont des animaux très timides, ce serait vraiment un coup de chance de les apercevoir. J'espère seulement qu'il n'ont pas succombé à cet hiver épouvantable. Ils sont si rares. »
Priam jeta un regard amusé vers son compagnon de voyage.
« Tu ne sais pas ce que c'est hein ?
-Pas du tout » admit le rouquin.
Priam rit sans avoir l'air de se moquer, ce qui était un art tout en délicatesse. Ils passèrent de longues minutes à étudier la question. Priam offrit son bras comme feuille de dessin pour représenter le bel oiseau sous les traits de son fusain. Oliver écoutait ses explications très sagement, comme un bon élève, hochant la tête à chaque fois que son professeur lui jetait un regard.
« … Et la particularité de ces vautours, c'est que non seulement ce sont les plus gros que l'on puisse trouver, mais en plus, ils se nourrissent d'os et non de chair. Par exemple, ils prennent le fémur d'un mouflon, l'emmènent dans les airs et le lâchent pour qu'il se casse et qu'ils puissent consommer la moelle. »
Oliver regarda le blond avec des yeux écarquillés. Il balbutia :
« Tu es... Vraiment un puit à science.
-Haha ! Non, c'est juste ma passion. Il y a beaucoup de choses que je ne sais pas.
-Oh non crois-moi, répliqua Oliver en levant les yeux au ciel. T'es bien plus intelligent que tous les marioles que j'ai rencontrés dans ma vie. Réunis.
-Flatté. »
Il s'étendit sur le dos en calant ses mains derrière sa tête. Sur sa poitrine était posé son appareil pour regarder au loin (qu'il appelait jumelles) et son regard était rivé vers le ciel. Oliver fit de même en calant sa respiration au souffle de la brise. Etendus ainsi, Oliver se sentait beaucoup plus à l'aise et à sa place, prêt à discuter librement avec le garçon aux cheveux d'or.
« Comment tu as rencontré Elv au fait ? Lui demanda-t-il pour engager la conversation.
-Ce sont mes parents qui l'ont rencontrée avant moi. Ils l'ont secourue aux abords du quartier sectaire quand elle s'y faite agresser. »
Oliver siffla d'admiration.
« Elv m'a présentée à ta mère la semaine dernière. Tes parents ont l'air d'être des gens vraiment incroyables. »
Son cœur rata un battement. Il se mordit la lèvre.
« Je... Pardon. »
Il y eut un silence qui sembla durer une éternité. Priam finit par le couper en soufflant doucement :
« Honnêtement Oliver, ne t'excuse pas. Je pense que tu es l'une des personnes les plus légitimes de me parler de mon père.
-Pourquoi ? » S'étonna Oliver en se redressant sur ses coudes.
Il jeta un regard vers Priam, lui toujours allongé et les yeux pensifs tournés vers les nuages.
« Tu as perdu tes parents, se justifia-t-il.
-Oh ça ! Je ne suis pas sûr qu'on puisse faire la comparaison...
-Elv m'a dit que vous aviez une très bonne mère pourtant.
-Pour notre mère je ne dis pas. Mais notre père à nous était une ordure de première. Je dis pas qu'il méritait de mourir bien sûr, mais je vais pas déblatérer des conneries comme quoi c'était un mec bien et qu'il laisse un grand vide dans nos cœurs. Parce que c'est faux. »
Priam se redressa à son tour sur ses coudes et questionna du regard le rouquin.
« Ca je ne le savais pas, lui dit-il.
-Haha ! Tu pensais qu'on était la petite famille de belettes parfaite ? Non, lui c'était un poivrot. Il ne venait jamais nous voir, ni nous aider quand on en avait besoin. On pouvait pas compter sur ce type-là, il nous a attiré que des emmerdes.
-C'est à cause de lui si tu es... ? »
Oliver lui répondit, sur le ton de la confidence et couvrant une partie de ses lèvres avec sa main :
« Quand je l'ai découvert j'ai tellement flippé que je me suis pissé dessus. »
Il éclata de rire et Priam le suivit. Parler ou même plaisanter sur sa troisième forme était toujours quelque chose d'étranger pour Oliver, mais ici, il se sentit plus libre de se confier, comme si l'oreille qui l'écoutait pouvait tout entendre de lui sans jamais le juger. Et si cette impression lui apparaissait si forte, c'était bien parce que c'était le cas. Priam le laissa parler de ses souvenirs d'enfance et de ses expériences sous sa forme équine avec attention et bienveillance. Oliver découvrit alors quel était le trésor de la parole qui n'était pas vaine, et celui d'un confident sage. Le blondinet lui exposait son point de vue et son opinion pure d'égalité entre les êtres, de la chance de Oliver d'avoir cette troisième forme sous la main, et de toutes ces aptitudes qu'il pourrait développer grâce à ses quatre sabots.
« Par exemple, est-ce que tu sais ce que ça fait de galoper ?
-Roh. Courir, galoper, même chose...
-Non non, je ne te parle pas de courir avec tes deux jambes. Ni de sautiller avec tes pattes de belette. Je te parle de galoper avec tes quatre jambes. De sentir le vent contre ton encolure, ton sang qui pulse dans tes genoux, ton mufle qui fouette l'air... C'est juste... Une pure sensation de liberté. »
Oliver regarda les yeux de Priam briller d'envie à l'évocation de cette sensation qui lui était inconnue. Être un chevreuil n'était pourtant pas quelque chose que les gens enviaient d'habitude, mais Priam n'était pas comme les autres gens. Il était un être qui ne se plaignait pas des chances qui lui étaient déjà accordées et se satisfaisait de ses quatre petits sabots délicats. Oliver se demanda si ce garçon était tout simplement un éternel satisfait, qui ne se languissait pour rien et ne plongeait jamais dans la mélancolie de manquer quelque chose dans son existence. Mais une intuition lui disait qu'il n'en était rien et qu'au-delà des apparences, tous les deux se ressemblaient.
« Oh mon Dieu ! S'exclama soudain Priam. Oliver, tu es un porte-bonheur !
-Quoi ? »
Le blondinet pointa le ciel du doigt. En plissant les yeux, le rouquin aperçut deux larges silhouettes noires tournoyer sous le plafond bleu. Priam s'empara des jumelles et les colla à ses yeux.
« Comment tu peux savoir que...
-Silhouette. »
Priam lui dégaina son bras griffonné de croquis et Oliver acquiesça avec une petite moue en comparant la forme des ailes.
« De toute façon c'est bien connu, les roux ça porte bonheur... Susurra le garçon.
-Eh bien si c'est le cas je te mets en bocal et je t'embarque dans tous mes voyages, assura Priam toujours concentré sur les jumelles. Ils sont deux en plus ! Ils sont survécu tous les deux ! »
Même s'il ne partageait pas ces émotions de scientifique qui trouvait son spécimen rare, Oliver se sentait réellement content pour lui. Et puis, il fallait dire que c'était un bel oiseau et que leur ballet aérien n'était pas désagréable à regarder. Priam souriait de toutes ses dents et passait des jumelles aux fines écorces sur lesquelles il écrivait des notes que Oliver ne pouvait lire. Il s'appliquait à expliquer à son compagnon de route ce qu'il concluait de l'observation de leurs plumes, de leur allure et de leur vol. Il argumentait sur la valeur de ces connaissances et du cycle dans lequel tous les êtres vivants étaient entraînés.
« Si je t'embête il faut que tu me le dises, coupa soudain Priam. Je ne veux pas te...
-Non ! Non non ! C'est super intéressant ! » Se défendit Oliver en secouant ses mains devant lui.
Priam fit une moue moqueuse qui fit apparaître du rouge sur les joues du rouquin.
« Enfin j'ai l'impression que je suis bien le seul à qui tu peux parler de ça... Se justifia-t-il encore.
-Eh oui, que veux-tu ? Les gens ne sont plus sensibles à la poésie de la nature... Chantonna Priam d'un air mélancolique, puis il ajouta d'un air atterré : Arf, je me mets à parler comme mon père... »
Il se releva avec promptitude.
« Allons-y, dit-il en empoignant sa sacoche.
-Quoi ? Déjà ?
-Je vois que tu t'accoutumes déjà à la montagne. »
Ils reprirent le chemin inverse en discutant avec tranquillité et riant même. Oliver regardait Priam reprendre des couleurs depuis cette fois-là au torrent où il semblait avoir perdu toute force de vivre. Et plus il le regardait, plus il songeait à lui-même. A travers les yeux bleus du garçon, il voyait son image et ses affects, ses manières de croquer la vie et d'aimer les gens. Ce soir-là au banquet d'après-guerre, Oliver avait vu un garçon entouré d'une belle aura de douceur, et s'était laissé transporter par sa beauté. En cette fin d'après-midi, Oliver voyait ce même garçon, plus seulement comme la peinture d'un ange parfait, mais comme un homme comme lui, un être qu'il pouvait aimer non seulement pour son doux visage, mais surtout pour ses paroles et ses idées. Petit-à-petit, Oliver qui n'avait goûté qu'à l'amour du corps, se laissait entraîner dans l'amour de l'esprit.
Priam et Oliver ce jour-là passèrent de simples connaissances à véritables amis.
Le gypaète barbu, le vautour le plus stylé du monde