LA MAIN DE FER
Aaron à Ewilem
Septembre 54
La dernière fois qu'il s'était approché d'Ewilem, Aaron guidait l'armée rebelle vers le champ de bataille, vers le combat le plus décisif de la guerre des Ethnies. En ces temps-là, il était accompagné de Lyanna, il avait le cœur gros, plongé dans son chagrin d'avoir perdu Vaia et sa rage d'avoir retrouvé son père. La fois d'avant, c'était avec ses trois comparses de toujours, inconscients de ce qui les attendait et des catastrophes qu'ils allaient engendrer. A chaque fois qu'il revenait à Ewilem, il s'apprêtait à devoir confronter une désastre plus grand encore.
Ce jour-là, il était seul. Les feuilles des arbres commençaient à jaunir et les champignons à sortir de terre. La route pour la grande ville, autrefois envahie de mauvaises herbes, était depuis peu ponctuée de traces de sabots et de chaussures. Même les habitants de Ragnok se tournaient vers Ewilem avec espoir. Aaron marchait depuis des jours, dos aux montagnes, et franchissait les premiers ruisseaux qui encerclaient la capitale. Entre les arbres, il pouvait apercevoir les premières barricades, les derniers vestiges du ghetto.
« Stop ! Qui va là ? »
Aaron s'arrêta, les antérieurs alignés et le mufle dressé vers le sommet du portail. Un chat l'observait, perché en haut de la grille sur laquelle avait été pendu le drapeau du Cercle.
« Je m'appelle Aaron, se présenta l'élan. Je suis membre du Conseil de Varkens. »
Une deuxième personne apparut derrière le portail, le visage masqué. Elle dévisagea le visiteur de haut en bas, les membres raides, puis s'adressa au chat :
« Va prévenir le cercle restreint. »
Le félin quitta sa place et disparut sur les toits. Pendant ce temps, le masqué entraîna un comparse avec lui et franchit la frontière pour venir à la rencontre de l'hybride. Ils tenaient tous les deux fermement leur lance, pointée vers Aaron, l'air prudent. L'élan abaissa la tête dans une posture amicale, et laissa les deux gardes fouiller dans ses besaces avec calme.
« Je ne suis pas armé, si c'est ce que vous redoutez, leur assura-t-il.
-Que venez-vous faire ici ?
-J'espérais pouvoir rencontrer un représentant du Cercle, maintenant que Ewilem a été rebâtie.
-Rencontrer ?
-Oui, renchérit-il avec des yeux pleins d'amabilité. Nous avons jugé qu'il serait temps que les chefs des villes se rencontrent et se présentent les uns aux autres. »
Un troisième masqué apparut au portail, l'air détendu et intéressé. Appuyé sur la barricade, son masque décoré du chiffre sept, il caressait avec paresse le pommeau de son épée. Il leur lança :
« Je pense que le Maître sera ravi de faire la connaissance d'un membre des Conseils, en face-à-face. »
Aaron comprit à travers ce sous-entendu que le Cercle était au courant pour l'envoi d'espions. Il hocha la tête avec respect, flirtant avec l'hypocrisie mais jugeant qu'il devait se montrer le plus aimable possible pour ne leur donner aucune excuse de lui faire du mal. En attendant, il retenait et analysait chacun des détails qui lui sautaient aux yeux et aux oreilles. Après le récit de Lyanna, il pouvait enfin les rencontrer de ses propres yeux. Les membres du Cercle étaient effectivement armés jusqu'aux dents, vêtus de longs manteaux gris, légers pour convenir à la saison. Aaron en concluait qu'avec de tels vêtements, leurs transformations devaient être rares et calculées. D'ailleurs, ils ne portaient pas leur masque lorsqu'ils étaient sous forme animale, comme s'ils jugeaient que seul leur visage humain pouvait être sujet à leur identification. Ces derniers détails lui firent penser aux sectaires. S'inspiraient-ils du mode de vie des Hommes, eux aussi ?
Lorsque les deux masqués eurent fini de le fouiller, le chat revint en haut de la barricade et leur informa que Aaron avait obtenu le droit et l'honneur d'entrer, et que le Maître souhaitait le rencontrer sous peu. Ainsi, l'élan, accompagné des chiffres Sept et Quarante-deux en guise de gardes du corps, pénétra à l'intérieur de la nouvelle Ewilem.
Les espaces derrière les premières barrières avaient été largement dégagées, et beaucoup d'anciennes barraques hybrides avaient été rasées. A la place, on y trouvait de petits champs de blé et de maïs, fraîchement moissonnés et en train d'être replantés par des dizaines de shapeshifters. Ils étaient si appliqués à la tâche qu'ils n'accordèrent aucun regard au nouveau venu qui marchait sur le chemin. Ils dépassèrent les premières maisons, reconstruites à partir de bases en pierre avec du bois, un peu branlantes. Mais plus ils s'approchaient des hauts quartiers, plus les habitations semblaient solides. Elles étaient loin des bâtisses de Ragnok, prêtes à affronter un ouragan, mais par rapport à ce qu'avait dû être Ewilem après sa chute, les fruits de la reconstruction étaient plutôt impressionnants.
A cette heure avancée de la matinée, ils ne croisaient que des habitants au travail : dans les potagers, sur les toits des maisons, et Aaron entraperçut derrière la porte d'une large bâtisse des rangées de travailleurs penchés sur la fabrication d'objets et sur des fours de forges. Mais il fut particulièrement étonné par le nombre de gardes qui patrouillaient dans les rues. Ce n'étaient presque que des membres du Cercle, armés, le masque s'orientant de tous côtés comme la face d'un hibou. Certains travailleurs reconnurent Aaron et l'observèrent avec des yeux ronds. Certains, sûrement des hybrides et des anomalies, lui souriaient et lui adressaient des signes de main, puis se remettaient immédiatement au travail.
Aaron et ses gardes du corps pénétrèrent toujours plus profondément dans la ville, n'empruntant que les grandes rues déblayées et élégamment pavées de pierres pour contrer la boue, et débouchèrent enfin sur la caserne centrale. Elle était plus belle et plus impressionnante qu'au temps de Rainyd : agrandie, plus imposante, ornée de toutes parts de drapeaux, le lierre courait sur ses murs de brique rouge.
Quarante-deux l'arrêta d'un geste.
« Vous devez vous transformer avant de paraître devant le Maître. »
Aaron haussa les épaules, comptant déjà se transformer avant même qu'on ne le lui demande, même si les portes étaient si larges qu'elles pouvaient laisser passer une ramure aussi grande que celle de l'élan. Il changea de peau pour celle de l'humaine, fit descendre son sac de ses épaules et enfila quelques vêtements. Il se sentit toutefois beaucoup plus vulnérable maintenant qu'il n'avait plus ses bois. Il ne pouvait compter à présent que sur sa chance, sa ruse, et sur le bon-vouloir des masqués pour rester sain et sauf.
« Quand vous le verrez, vous devrez vous incliner et attendre qu'il vous autorise à vous relever. En aucun cas vous ne devrez lui tourner le dos ou lui couper la parole. Vous devrez aussi attendre son autorisation pour vous retirer. »
Aaron écouta toutes les directives de Quarante-deux, sourcils haussés, mais misant trop sur sa politesse pour y redire quelque chose. Mais il n'en pensait pas moins. Plus les instructions s'accumulaient, plus il avait hâte de rencontrer ce shapeshifter que tous ici prenaient pour un être mystique. Et dire que cet homme avait été élevé avec Isaac...
Ils entrèrent, gravirent les escaliers jusqu'au dernier étage, silencieux et la mine grave. Aaron se tenait tranquille, calmant les pulsions de son cœur pour ne laisser transparaître aucune crainte, aucune inquiétude qui aurait pu le faire paraître suspect. Il était ici en ambassadeur, en ami, et il n'y avait aucune raison pour que l'on s'attaque à lui. Sauf si Un comptait d'ores et déjà déclarer la guerre aux autres villes.
Au dernier étage, Aaron fut poussé au centre de la pièce. Devant la fenêtre se détachait la silhouette d'un homme presque aussi grand que lui, mais beaucoup plus frêle. Aaron posa un genou à terre et courba l'échine. Puis il entendit sa voix résonner dans la pièce, grave et suave :
« Quarante-deux, laisse-nous. »
Il entendit les pas du sous-fifre s'éloigner et descendre les escaliers. Par réflexe, Aaron leva un peu les yeux et vit avec appréhension à la ceinture de Un une courte épée d'une rare élégance. Il baissa le regard lorsqu'il se retourna.
« Relevez-vous. »
Aaron obéit. Enfin face à Un, il laissa apparaître un sourire courtois et tint un regard ferme et rivé sur le masque blanc. Le maître du Cercle portait un cafetan bleu-roi brodé de fils d'or, éclatant et ajusté à sa silhouette fine. Son masque numéroté 1 dessinait la belle courbe de sa mâchoire. La plume de cygne qui l'ornait à sa naissance disparaissait dans les mèches brunes qui retombaient sur son front. Un était comme Callisto l'avait décrit : il semblait déborder de confiance et d'apaisement.
Un s'approcha à grands pas d'Aaron, si vivement qu'il en fut surpris et retint un mouvement de recul. Le maître s'arrêta devant lui, inclina la tête dans un signe de respect, et son sourire transparut dans sa voix :
« Je ne m'attendais pas à votre venue. Mais c'est un honneur de rencontrer le héros de la Rébellion. »
Il lui serra la main. Aaron répondit sur le même ton, avec toutefois un peu plus de retenue :
« Et moi de rencontrer celui qui reconstruit Ewilem.
-Mes suivants m'ont informé que vous veniez en ambassadeur. Alors ainsi, l'égérie s'est reconvertie en politicien ?
-Je suis surpris de voir que vous connaissez si bien les événements de cette année. Et que vous me connaissez si bien. »
Un lui lâcha la main et haussa le menton dans un air de fausse suffisance.
« Comment passer à côté d'une guerre ? »
Il se détourna et se dirigea vers une table avec quelques bouteilles et verres pour en servir à lui et à son invité.
« Je ne crois pas avoir vu des masques blancs dans les deux armées, se défendit Aaron en faisant mine de rire.
-C'est vrai, répondit Un en riant à son tour. Mais je me suis appliqué à ne pas intervenir dans ce conflit qui ne me concernait pas. »
Il revint avec deux verres et en tendit un à Aaron.
« Je ne voudrais pas risquer la vie de mes shapeshifters pour quelques différends de race. »
Aaron prit le verre, mais attendit que Un le boive d'abord, en espérant qu'il soulève son masque pour le porter à ses lèvres. Mais cela n'arriva pas. Un l'observa un instant, puis lui assura :
« Mais ça ne veut pas dire que je n'ai pas admiré votre combat. Les Hybrides n'ont jamais reçu l'estime qu'ils méritaient. Trois formes, c'est un cadeau précieux de la nature. »
Beaucoup en faveur de la cause puriste avaient effectivement pensé qu'un être à trois formes était une source de danger pour les purs à deux formes, et que s'ils n'agissaient pas, les hybrides pouvaient asseoir leur domination sur les purs par la force bestiale. Certains craignaient cet avantage, d'autres au contraire l'admiraient. C'était sûrement le cas de Un, qui lui-même devait avoir quelques non-purs dans ses rangs. A cela, Aaron préféra ne pas répondre, et consentit enfin à boire dans son verre.
Un détacha son regard du visage de l'hybride et passa dans son dos. Aaron se retourna vivement.
« Et si je vous faisais visiter quelques quartiers ? »
***
Ils furent rejoints par deux masqués : le numéro 2, plus musclé qu'un bison, mutique, et le numéro 4, droite et sérieuse. Quand Un descendit dans les rues en compagnie d'Aaron, suivis par les deux sous-fifres, cela fit sensation. Les habitants jetaient des regards étonnés vers le quatuor, chuchotaient quelques mots à leurs comparses. Certains gardes autorisèrent à quelques travailleurs à quitter leur poste pour s'approcher du visiteur de l'extérieur. Devant Un, ils s'inclinèrent plus profondément que s'ils s'adressaient à un monarque.
« Nous sommes en train de construire un nouveau four à pain, expliqua l'un d'eux lorsqu'Aaron l'interrogea.
-C'est votre travail, donc ?
-Oui ! Et quand ce sera fini, je pourrai aller brouter quelques jours avec mes enfants dans les nouvelles prairies. »
Aaron se tourna vers Un.
« Si je comprends bien, c'est tout un système de travail et de salaire appliqué à la ville entière. »
Les travailleurs adressèrent des paroles d'amabilité et d'admiration au Maître, puis retournèrent aux corvées. Ils déambulèrent encore un peu entre les potagers, les maisons et les manufactures. C'est en passant à côté de l'une d'elles qu'Aaron demanda à Un comment il avait trouvé la force et main d'œuvre pour commencer à rebâtir la ville. L'année précédente, après l'incendie de Varkens, il s'était confronté au même problème, mais la flamme de la révolte et la rage de vivre les avait tous aidés. Ici, Un répondit simplement qu'avec un peu de volonté et de motivation, ses shapeshifters étaient capables de tout.
« On doit vous appeler Quatre, c'est cela ? Comment êtes-vous entrée au service de Un ? » Demanda l'hybride à la masquée 4.
La soldate se figea. Aaron jeta un regard d'appréhension au Maître, de peur d'avoir outrepassé une règle primordiale. Le regard de Quatre faisait tout comme. Toutefois, Un se tourna vers son sous-fifre et sembla lui sourire avec douceur derrière son masque.
« Allez, Quatre. Raconte-lui comment tu m'as rencontré. »
Quatre demeura d'abord silencieuse, les yeux rivés vers le masque de son supérieur. Elle semblait frappée de stupeur, traversée de pensées contradictoires. Puis elle dit :
« J'étais une hybride orpheline à Varkens. Je vivais au crochet d'une bande qui me payait pour chaque crime accompli pour eux. Quand la milice a démantelé le réseau, j'allais finir pendue. Mais tandis que je me cachais dans les quartiers hybrides... »
Elle marqua une pause, le regard fixé sur la plume de cygne.
« Le Maître m'a trouvée et m'a tendu la main. »
Un hocha la tête pour la remercier.
« C'est là que vous avez gagné votre masque ? Interrogea Aaron.
-Quatre, comme chacun des membres du Cercle, répondit Un, a gagné sa place après avoir reçu une éducation et un entraînement de qualité. Puis, son courage et sa vaillance l'ont fait gravir les échelons pour entrer dans mon cercle restreint.
-Je vois. »
Ainsi, Un devait avoir réuni tous ses soldats, au départ un-par-un, dans les quartiers miséreux pour les enrôler en leur promettant monts et merveilles... Mais qu'en savait-il ? Que savait-il de la manière dont Hypsos traitait ses shapeshifters ? C'est là qu'Aaron se souvint d'une conversation qu'il avait eue avec Oliver avant de partir pour Ewilem :
« Une cicatrice ?
-Enorme. Elle répétait « je veux pas aller à la cave ! ». L'autre lui tapait dans le dos en lui disant qu'il lui pardonnerait. Mais c'était bien bizarre. Merde Aaron ! Il a tranché la langue à son second quand même ! »
L'hybride se retourna brusquement vers Deux, les yeux rivés vers sa mâchoire. Il se força à faire un sourire convenu.
« En tout cas, vos shapeshifters semblent vous obéir au doigt et à l'œil. »
Il regretta de ne pas pouvoir observer l'expression du visage du Maître. Ce dernier répondit seulement avec une tranquillité taquine :
« Et ce n'est pas le cas de votre milice ?
-Elle n'est pas à proprement parler ma milice.
-Oh... Alors votre armée durant la guerre, peut-être ? Une bonne partie vous aurait sûrement suivi jusque dans la mort. C'est ce que le charisme d'un leader attise : la dévotion d'une population entière. »
Un peu mal à l'aise, Aaron préféra ne pas répondre. Un n'avait pas tout-à-fait tort, mais jamais il n'aurait considéré les shapeshifters sous sa responsabilité comme de la chair à arbalète.
Il pensa que Un allait rebondir sur le sujet, quand soudain, Aaron sentit un courant d'air effleurer sa pommette.
Il fit un écart, surpris par le shapeshifter qui avait bondi sur lui. En un instant, il fut plaqué par Quatre et Deux, les bras en croix dans le dos, le visage écrasé dans la poussière. Un, qui avait dégainé son glaive avec vivacité, se plaça entre Aaron et l'agresseur. Ce dernier se contorsionna pour faire apparaître ses yeux traversés d'éclairs à Aaron. La face rouge de colère, l'écume aux lèvres, les pupilles fixées sur l'hybride, il continuait de s'agiter malgré les entraves des gardes du corps. Il éructa :
« Sale bâtard ! Connard ! Chien d'hybride ! »
Il hurla quand Deux lui tordit le poignet. Entre deux hoquets de douleur, il bégaya :
« Tes cléb's de rebelles... Tué ma fille... Tes saloperies ont ruiné ma vie ! Regarde !... Regarde ce que t'as fait sur ton passage ! Salaud !... »
Aaron soutint le regard du shapeshifter, une profonde peine dans les yeux. Mais Un, lui, s'avança d'un pas, souleva son pied, puis l'appuya sur la tête de l'agresseur. Ses joues se pressèrent contre le sol. La terre sous la semelle d'Un tomba dans sa bouche pendant qu'il ahanait de douleur.
« S'attaquer à un invité, c'est s'attaquer à ma personne. » Dit doucement Un.
Inquiet, Aaron intervint :
« Non, s'il-vous-plaît Un, leur dit-il dans une posture apaisante. Je ne veux pas interdire aux gens de me haïr pour les fautes que j'ai commises. »
Un tourna son masque vers l'hybride, puis souffla avant de retirer son pied :
« Cœur pur. »
Tous les travailleurs dans les potagers et les chantiers s'étaient figés de surprise, les yeux rivés vers Aaron et Un. L'agresseur essayait tant bien que mal de se débattre, sous le joug de Deux et Quatre, mais se figea lorsque Un se détacha de l'attroupement, les mains sagement rangées dans son dos. Il s'arrêta, menton haut, puis s'adressa à tous les habitants présents.
« Y a-t-il quelqu'un d'autre qui souhaite faire part de son mécontentement à l'Egérie ? »
Aaron dégluttit avec difficulté. Sa vue se brouilla et son sang se mit à battre dans ses tempes. Il s'attendait à voir une foule de travailleurs se relever et hurler leur haine à l'Hybride blanc. Mais il n'en fut rien. Tous restèrent immobiles, regard baissé.
« Allez, rappela Un en déambulant. Je vous en prie. Profitez que le destructeur d'Ewilem soit présent pour faire entendre sa voix. »
Le silence fut si pesant qu'ils purent entendre le cri des oiseaux de la forêt. Si pesant qu'Aaron pouvait entendre son cœur cogner dans sa poitrine.
« Personne ? Je vois... »
Un tourna les talons. Aaron releva la tête, les yeux froids comme la glace et les mains prises de tremblements. Il fixa le masque du maître sans lâcher un mot, le cœur comprimé par la colère et la peur. Un passa devant lui sans le regarder.
« Emmenez-le à la cave. Et allez chercher Trois.
-Bien, Maître. »
Ainsi s'acheva leur visite de la nouvelle Ewilem. Comme le soleil déclinait, Un et Aaron se dirigèrent de nouveau vers la caserne. Là, le maître des lieux invita Aaron à monter plus haut encore que le dernier étage. Ils se retrouvèrent sur le toit de l'édifice, face à la nouvelle Ewilem baignée dans la lumière du soir. Aaron était agité par ses fantômes et les événements de l'après-midi. Il ne comprenait pas ce qui avait amené Un à se comporter ainsi, ou du moins, il n'avait qu'une seule hypothèse : cela n'avait été qu'une pure démonstration de force. Un signe implicite au jeune sénateur qu'il était ici sur le territoire du Cercle, et qu'il n'était rien sans eux, rien qu'une proie pour toutes les victimes de la bataille d'Ewilem.
« Alors ? Le représentant des Conseils est-il satisfait de ce qu'il a vu ? »
Aaron serra le poing, les lèvres pincées.
« Absolument, dit-il.
-Allons Aaron, cessez de faire le diplomate effrayé. Parlez avec franchise, vous êtes ici mon invité. »
L'hybride plissa les yeux, des frissons dans la poitrine.
« Vous venez en ambassadeur, pas en espion. »
Un se retourna.
« N'est-ce pas ? » Acheva-t-il d'une voix sourde.
Aaron contint ses épines qui perçaient la peau de son dos. Il soupira doucement, les sourcils froncés, puis lâcha d'une voix toujours aimable, mais teintée de gravité :
« Avouez tout de même que les riches shapeshifters qui apparaissent soudainement pour prendre en charge une ville-fantôme ne courent pas les rues. Même les plus grands philanthropes ne peuvent pas s'en vanter.
-Alors quand on se lance dans l'action caritative, les Conseils se méfient ? C'est intéressant.
-Non, Un. Je ne suis pas là pour vous jeter la pierre. Je suis là pour comprendre quels sont vos projets. Si les villes érigent des murs entre elles, la tension montera. »
Un émit un petit rire discret, puis s'approcha du bord. Il invita Aaron à faire de même, à côté de lui. Ils embrassèrent tous la deux la ville du regard.
« Regardez cette ville, Aaron. Pour la première fois depuis sa fondation, Ewilem est en mesure d'offrir un havre de paix pour les shapeshifters. Sans inégalités de race et de richesse. Tous mes citoyens sont égaux entre eux et ont de quoi se nourrir et se loger. Même si mes méthodes rompent avec la tradition, elles font ses preuves.
« Osez me dire que vous n'avez jamais rêvé d'un tel monde. Osez me dire les bidonvilles des Hybrides, et maintenant des réfugiés de guerre, sont une chose normale. Non, vous ne le ferez pas. Parce que je suis parle à un shapeshifter qui a voulu donner sa vie pour le sort de son ethnie.
« Les shapeshifters sont comme les Humains, Aaron : vivre ensemble est leur but, mais aussi leur perte. Pourquoi ? Parce qu'ils sont nés bornés, ambitieux, et profondément égoïstes. Ce que notre espèce attend pour vivre en paix, c'est la main de fer qui les guidera sur le droit chemin. »
Le soleil acheva sa course et disparut derrière l'horizon.
Aaron était exténué. Il lui tardait de quitter cette ville. Son devoir était rempli, il ne pouvait pas fouiner davantage sans paraître suspect aux yeux du Maître.
« Avez-vous un message à faire passer aux Conseils ? Dit-il une dernière fois.
-J'en ai un, en effet. »
Un tourna le masque vers Aaron, l'air stoïque, et lui déclara avec une étrange chaleur dans la voix :
« Dites à leurs membres que si les populations cherchent à rejoindre Ewilem, ils doivent les laisser faire et n'intervenir en aucun cas dans leur émigration. Dites-leur que s'ils ont choisi d'abandonner la ville aux charognards, ils doivent assumer que le Cercle l'ait prise sous son aile, et cesser d'envoyer des légions pour nous intimider. »
Aaron fronça les sourcils. Sa tête vibrait. Il se sentait de plus-en-plus mal à l'aise, déchiré entre la posture de Un, constamment ambiguë et faussement mielleuse, et les témoignages de Lyanna et Oliver qui sonnaient dans son crâne. Harassé par cette atmosphère, tentant le tout pour le tout, Aaron se tourna vers Un, l'air plus sombre, et lui souffla :
« Personne ne viendra vous intimider tant que vous respectez les clauses d'une paix durable, ainsi que la vie de tous les shapeshifters sous la protection du Cercle. »
Aaron frémit lorsqu'Un engagea un geste inattendu vers lui. Il leva la main et la posa doucement sur l'épaule d'Aaron, assez près de son cou pour qu'il puisse sentir ses doigts froids sur sa peau.
« Tant que nous respectons la paix. »
Le Maître s'éloigna, empruntant les escaliers pour redescendre. En chemin, il appela l'un de ses sous-fifres et lui demanda de faire préparer un en-cas pour le voyage de retour d'Aaron. Il disparut dans les escaliers, et Aaron ne le revit plus. On escorta l'hybride à travers la ville endormie, jusqu'au-delà des frontières, au fin fond de la forêt. Là, Aaron tourna les talons, et quitta pour de bon la nouvelle Ewilem.