Le précipice

Le précipice
Suite de ce rp écrit en collaboration avec @Elv

La Terre des Shapeshifters n’avait jamais connu plus grand rassemblement en un même lieu pour des raisons politiques. L’air était frais, l’automne battait son plein. Une brume épaisse s’était levée sur le golfe et plongeait la salle du Conseil de Varkens dans une atmosphère lugubre. Au centre de l’amphithéâtre affluait une foule de shapeshifters en toges vertes, turquoises, et saumons. Chacun profitait du peu de temps qui restait avant le début de la séance pour s’adresser des paroles d’accueil et de sympathie cordiale.
La broche qui représentait le pouvoir de Varkens brillait sur la poitrine d’Aaron. L’hybride venait d’arriver, et il sentait les regards posés sur lui. Tous les conseils savaient qu’il était allé voir le Cercle, qu’il serait ce jour-là l’informateur principal pour la séance exceptionnelle. Il aperçut quelques toges turquoises dans la foule, et voulut saluer ses comparses hybrides ragnokiens. Mais il y renonça lorsqu’il croisa le regard perçant d’Oméga. Il aperçut aussi Seon, proche d’Aponi et de Dara. Surpris de le voir ici, il s’approcha.
« Bienvenue dans le Nord, leur dit-il en guise de bonjour. Je ne m’attendais pas à te voir ici, Seon. »
Il serra la main du jeune homme aux cheveux noirs qui lui sourit.
« Ils ont jugé qu’il serait préférable que quelques capitaines assistent à la séance. Et ne te crois pas si spécial, moi aussi je suis allé à Ewilem. » Rétorqua-t-il avec un clin d'œil.
Aaron souffla d’amusement, heureux qu’une petite plaisanterie vienne détendre cette atmosphère pesante.
« Sénateurs, sénatrices. Je vous prierais de rejoindre vos places. »
Imkia, debout au centre du promontoire, leur indiqua les marches. Aaron salua rapidement Dara et Seon pour regagner ses propres rangs. Autour d’eux, les derniers sénateurs avaient pris place. Naturellement, les couleurs s’étaient peu mélangées.

C’est Imkia qui ouvrit la discussion, au départ peu animée. Les Conseils, encore frileux d’une telle réunion, restaient dans leurs rangs, n’osant dévoiler leurs opinions les premiers. Mais c’est le sujet de la guerre qui mit le feu aux poudres.
« Les rebelles étaient trop heureux d’avoir terrassé leur premier adversaire pour se confronter au chaos qu’elle a engendré.
- Et qu’auriez-vous fait à leur place ? Grogna Oméga en frappant de la patte. L’armée pro-hybride était exténuée ; l’envoyer combattre Ewilem aurait relevé du suicide collectif inutile.
- Avouez tout de même que vous avez détourné les yeux et crié victoire trop vite.
- Silence je vous prie ! Tonna alors la voix d’Imkia. Nous n’avons pas réuni les trois conseils pour se jeter la pierre les uns sur les autres ! »
Elle se leva et toisa l’assemblée de toute sa stature.
« Il est clair que nous nous sommes tous comportés comme des chiots apeurés face au problème d’Ewilem, poursuivit-elle d’un ton cassant. Nous avons procrastiné jusqu’au bout, et nous osons nous offusquer quand vient l’inévitable : une ville morte attire les charognards. Pas seulement les moucherons que sont les gangs de rue. Nous parlons ici d’une organisation secrète qui a su tirer son épingle du jeu, et qui au moment où nous parlons vide les périphéries de leurs populations ! Maintenant, vous tous, cessez vos enfantillages, et comportez-vous comme on l’attend : comme les gardiens de nos dernières cités. »
Elle se rassit dans le silence le plus parlant. Suite à cela, un Ragnokien leva la main.
« Nous avons tous lu le rapport d’Aaron à propos d’Ewilem. Et si nous l’avons bien compris, Un exige que la nouvelle Ewilem soit acceptée par les autres conseils et qu’elle soit une terre d’accueil pour les émigrés. Mais… Si l’état d’Ewilem est aussi bon que ne le laisse supposer le rapport, pourquoi sommes-nous encore là à nous hurler les uns sur les autres ? Pourquoi ne pas accepter ses clauses, tant qu’elles nous garantissent la paix ?
- Le fait est, Tenma, que le Cercle et ses méthodes brisent avec la tradition. Avez-vous lu dans le rapport le système qu’Un a mis en place pour contrôler le travail de son peuple ?
- Le vrai problème, intervint Aaron en se levant à son tour, ce n’est pas tant qu’il rompe avec la tradition. Accepter le changement fait partie du développement de la société. Ce qui nous inquiète, c’est la manière dont Un compte diriger la ville. Ce n’est pas le commandement d’un conseil élu, mais celui d’un seul être et de sa force armée. La dernière fois que nous avons vu cela, c’était avec Rainyd.
- Pensez-vous qu’Un soit un nouveau Rainyd ? »
La moitié de la salle devint alors beaucoup plus mutique. Quand le nom du puma revenait sur le tapis, c’était inévitable : beaucoup de membres ici avaient approuvé le mouvement puriste avant la guerre. Ils faisaient alors mine de compter les nuages pendant que les anciens partisans du mouvement rebelle gagnaient en virulence.
« Si c’est le cas, nous faisons face à une vraie menace, dit Oméga.
- Mais le Cercle ne s’est pas montré menaçant jusqu’alors.
- Sauf quand il a fait disparaître une escouade d’espions. » Retentit soudain la voix de Seon.
Son intervention figea les sénateurs. Ragnok et Varkens avaient suivi depuis leurs bancs l’initiative d’Aust. Et cette disparition, aussi mystérieuse soit-elle, n’avait fait qu’attiser la méfiance des autres conseils.
« Une nation honnête, sans vice caché, aurait-elle réduit au silence des informateurs ? » Poursuivit le capitaine des armées du Sud.
Dara lui fit signe de s’asseoir et se pencha à son oreille. Face à cette remarque inaudible, assis aux côtés d’Aaron, Yaltar fronça les sourcils.
« Ou peut-être qu’Aust a délibérément menti sur cette présumée disparition pour nous convaincre d'œuvrer contre le Cercle. »
De sa place, Aaron vit les sénateurs à la toge verte se tendre. Des murmures outrés s’élevèrent. Pourtant, ils se turent lorsqu’une femme se leva calmement. Attentifs, ils laissèrent Aponi parler.
« Pourquoi avoir accepté de prendre part à cette réunion si de telles accusations altèrent votre jugement ? »
Aaron ne put s’empêcher de jubiler lorsque Yaltar se mit à bafouiller, n’osant soutenir le regard de la doyenne.
« Je comprends votre méfiance vis-à-vis du Cercle, coupa soudain Imkia. Mais si nous refusons les exigences d’Un, ce serait nous mettre Ewilem à dos.
- Elle n’est qu’une ville contre trois. Elle serait facilement écrasée.
- Par quoi ? Une armée d’éclopés et qui a déjà essuyé une guerre sanglante il y a moins d’un an ?
- Et nous avons promis la paix au peuple. Ce serait nous retrouver avec un nouveau soulèvement sur les bras. »
Les voix fusaient encore et encore dans un brouhaha insondable. La discussion se muait en un nœud épais. Chacun était si appliqué à le faire grossir que personne ne vit le petit milicien qui se faufila dans la salle et vint chuchoter à l’oreille du membre varkensien le plus proche. Mais il ne fut que peu écouté. Il aurait dû élever la voix, car ce qui arriva par la suite, personne ne put l’anticiper.

Un grand bruit survint à l’entrée de la salle du Conseil. Le brouhaha diminua à mesure que les membres tendaient l’oreille. On entendit le cliquetis d’armes en métal, le claquement de talons sur la pierre rose. Il y avait quelques éclats de voix, un semblant de résistance par le groupe de miliciens qui tenait la salle, puis l’assemblée entière retint son souffle.
Une quinzaine de shapeshifters sous forme humaine entra dans l’amphithéâtre, tous vêtus de manteaux gris, épée à la ceinture, bottes aux pieds, masque blanc. C’était eux, ceux pour lesquels tous les membres se déchiraient pour décider de leur sort. Le Cercle s’était invité lui-même à la réunion.
Les sénateurs s’échangèrent des regards en poussant des cris de stupéfaction. Certains se levaient pour mieux voir, mais personne ne savait quoi faire dans un premier temps. Quelques miliciens entrèrent à leur suite et encerclèrent les intrus, faute d’avoir pu les empêcher d’entrer.
« Que… Bégayait Uma aux côtés d’Aaron. Comment ont-ils su…? »
Le cœur battant la chamade, Aaron scruta le nombre inscrit sur tous les masques. Mais Un n’était pas présent. Il y avait en revanche le Trois, le Quatre, le Cinq, le Neuf, et d’autres nombres supérieurs. Trois semblait mener le groupe. Trois. C’était elle qui s’était chargée de torturer Oliver quand il avait été fait prisonnier. Elle était pourtant petite, maigre, insignifiante vue d’ici. Au centre de l’amphithéâtre, comme des combattants dans une arène, les masqués levèrent le nez vers les spectateurs ébahis et firent mine d’ignorer les lances pointées sur eux.
« C’est une réunion privée du Conseil ! Cria un milicien. Sortez immédiatement ! »
Trois baissa la tête pour observer le soldat. Elle rétorqua d’une voix claire et monocorde :
« Du Conseil ? Je crois pourtant qu’il y a là toutes les figures d’autorité du pays réunies ici. Pour discuter en outre dans le dos de la seule qui n’a pas été conviée. »
Un vent de malaise traversa l’auditoire. Ce fut Aponi, enfin, qui osa lever la voix en premier et affronter le Cercle. Elle se fraya un chemin pour descendre des gradins et se posta devant le premier rang.
« Non en effet, dit-elle avec dignité. Vous n’avez pas été convié. Et j’ai bien l’impression que votre maître a lui-même respecté cela en ne venant pas.
- Nous venons en son nom, trancha Trois. Il a été très déçu d’apprendre que les Conseils se sont réunis pour parler d’Ewilem sans même lui demander son propre avis.
- Jusqu’à preuve du contraire, du moment que nous n’avons pas accepté le gouvernement de Un, le Cercle n’est pas Ewilem. »
La salle entière se rangeait derrière Aponi et sa voix sage. Pourtant, Trois et ses subordonnés ne fléchissaient pas. Son masque se détourna un instant, scruta les tribunes du côté des varkensiens, puis en revint à son adversaire.
« C’est donc pour en décider que vous vous êtes tous retrouvés ici, à bavarder sur le sort que vous réservez au Cercle, conclut-t-elle avec dédain. Pourtant, il me semble qu’une seule personne ici a osé nous regarder en face. »
Tous les regards convergèrent vers Aaron.
« Allez-vous continuer à spéculer sur tous nos faits et gestes, ou bien sortir de vos tanières et enfin oser nous adresser la parole comme l’a fait l’Hybride Blanc ? »
Des murmures fusèrent dans l’assemblée. Trois et ses compagnons attendaient calmement une réponse. Aponi serra les poings.
« Et votre chef, qu’en dit-il ? Railla-t-elle d’un ton dur. Lui aussi va-t-il sortir de sa tanière pour s’adresser à nous, ou se contentera-t-il d’envoyer ses hommes de main pour faire les corvées à sa place ? »
Un frisson de colère traversa le groupe de masqués. Trois se tint tranquille. Comme  les rumeurs continuaient de plus belle, Aaron se pencha vers ses collègues d’un air grave.
« Il est trop tard pour arrêter la réunion. Il faut justement profiter que les représentants du Cercle soient là pour poser les choses à plat.
- A quoi ça rime si Un n’est pas là ? Rétorqua Imkia. C’est gonflé de leur part. Et j’aimerais bien savoir comment ils ont obtenu l’information ! Ce qu’ils font, c’est de la pure insolence. »
Aaron secoua la tête. Tant pis, il allait prendre les devants. Il se leva et descendit lui aussi les marches pour rejoindre Aponi au premier rang. Les rumeurs se calmèrent.
« Si vous avez fait un si long voyage pour nous rencontrer, alors autant en profiter, affirma-t-il sans pour autant prendre un ton amical. Vous avez raison : nous parlons du Cercle en son absence, et nous discutons de sa légitimité à gouverner la nouvelle Ewilem. Alors je vous en prie : faites votre défense devant les Conseils. Dites-nous pourquoi nous devrions reconnaître votre pouvoir. »
Et les murmures de colère reprirent de plus belle. Aaron venait de se placer entre les deux camps et de tendre la main aux usurpateurs de l’ancien conseil d’Ewilem. C’était déjà ce qu’il avait laissé paraître en se rendant seul dans l’ancienne capitale en tant qu’ambassadeur. Il fut surpris de voir Trois incliner la tête à son égard.
« Merci. » Dit-elle d’un ton neutre.
Aponi lança un regard inquiet à son collègue varkensien. Aaron savait qu’il avait sa confiance, mais il marchait sur des œufs, aussi bien vis-à-vis du Cercle que vis-à-vis des Conseils. Trois s’avança d’un pas, le dos droit.
« Que reprochez-vous au Cercle ?
- Pardon ? S’étonna Aponi, prise de court par la question.
- Voici notre défense : que reprochent les Conseils au nouveau gouvernement d’Ewilem ? Lancez vos accusations, nous y répondrons. »
Yaltar se leva. De sa place lointaine, il dut crier pour se faire entendre.
« De ce que nous avons pu observer de l’extérieur, expliqua-t-il, votre organisation a pris la ville par la force et a imposé son pouvoir à la population restante. Avouez-le : vous avez envahi Ewilem.
- Et à qui appartenait Ewilem ?
- Aux derniers shapeshifters qui la peuplaient.
- Vous reconnaissez donc que les gangs étaient les gardiens légitimes de la ville ?
- Eh bien…
- Je vous l’accorde : nous avons commencé à occuper les hauts quartiers au printemps en profitant que la place soit vacante et qu’aucun gouvernement ne soit aux commandes. Suite à cela, nous n’avons fait qu’accueillir les shapeshifters qui souhaitaient rejoindre les quartiers. Comme la population prenait de l’ampleur et que les quartiers adjacents se vidaient, nous avons étendu les frontières. La réponse vous suffit-elle ? »
Yaltar n’eut pas d’autre choix que de se rasseoir. C’était au tour d’Oméga de répéter ce que son fils avait prononcé avant leur arrivée :
« Vous avez décidé qu’Ewilem soit dirigée par un seul shapeshifter et son armée.
- Comme Varkens est dirigée par une élite et sa milice.
- Une élite élue par le peuple.
- Quel peuple ? Les petits hybrides illettrés qui ont autre chose à penser que les décrets politiques ? Vous pensez-vous aussi irréprochables parce que vous revendiquez le droit du peuple ? Je ne vois ici qu’un rassemblement d’êtres, au mieux de la haute société, au pire qui ont pu faire valoir leur nom durant la Guerre des Ethnies. »
A cet instant, Aaron sut que le débat commençait à sombrer du côté du Cercle. Plus ils avançaient, plus les membres baissaient les yeux et trituraient leur toge entre leurs doigts. L’hybride lui-même se sentait pris de court. Quelles accusations leur tenir ? A chaque apparition, ils montraient patte blanche. Tout ce qui restait pour Aaron, c’étaient les témoignages contre Un de sa famille : sa cruauté, son esprit instable, ses méthodes de torture. Mais… Il tourna la tête vers Oméga, noyé dans l’océan de toges turquoises et vertes. Oméga était coupable de crimes affreux contre la communauté non-pure, avant qu’il ne fut banni d’Ewilem. Et Yaltar, là-haut. Avant l’incendie de Varkens, il avait couvert les fonds d’importantes campagnes anti-hybrides, qui avaient servi à construire les ghettos de la mort.
Au fond, Un n’était peut-être pas plus tordu que certains membres ici présents.
« Alors ? » S’impatienta Trois devant ce silence pesant.
Aponi fusilla la masquée du regard.
« J’ai peine à faire confiance à une femme qui ne veut pas me montrer son visage. » Grinça-t-elle.
C’était fini. Le Cercle était en train de gagner. Les reproches des Conseils se réfugiaient dans les derniers retranchements : les attaques personnelles. Trois en avait conscience, puisqu’elle laissa échapper un petit rire teinté d’ironie derrière son masque.
« C’est tout ? Railla-t-elle. Le Maître n’a besoin que de vous montrer ses beaux yeux pour vous convaincre ? »
Une voix retentit alors au fond des tribunes. Aaron la reconnut immédiatement. Il se retourna pour écouter Seon, debout sur son siège.
« Cessez de faire l’innocente ! S’exclama-t-il. Au fond, vous savez très bien ce que les Conseils ont contre vous : comment accorder sa confiance à un groupe aussi secret ? Étonnez-vous de voir leur méfiance quand un shapeshifter masqué surgit de nulle part pour prendre une cité sans en discuter avec les autres villes ! Et comme vous semblez mettre un point d’honneur à l’honnêteté, très bien, mettons cartes sur table : Aust a envoyé une escouade d’espions l’été dernier à Ewilem. Maintenant je vous demande de nous répondre franchement : puisqu’ils ne sont jamais revenus, où sont-ils ? Qu’avez-vous fait d’eux ? »
La puissante tirade du capitaine des armées du Sud souffla toute la salle. Même Trois se tut pendant quelques instants. Ses subordonnés derrière elle se jetèrent quelques regards, tout comme les membres des Conseils. Aaron crut voir Dara poser une main encourageante dans le dos de Seon.
« Répondez, insista Seon, le regard noir. Même si vous devez avouer qu’ils croupissent au fond d’une cellule, répondez.
- Les espions d’Aust sont bien à Ewilem. Je vous le confirme. »
Un brouhaha s’éleva suite à la réponse monocorde de Trois. L’assemblée la pensait à deux doigts de confesser leur faute dans la disparition des espions.
« Ils étaient six, n’est-ce pas ? Poursuivit Trois par-dessus les rumeurs. Ils sont à Ewilem. En ce moment, ils doivent être en train de manger leur déjeuner. Et ce soir, ils dormiront dans les habitations d’Ewilem. J’en suis navrée, si vous étiez si attachés à ces shapeshifters, mais ils ne font désormais plus partie de vos rangs. »
Le visage de Seon se décomposa, avant de se revêtir d’un voile de colère.
« Comment vous croire ? Maugréa-t-il.
- Voulez-vous qu’il vous écrivent une lettre ?
- Ça suffit ! Coupa Imkia. Cette plaisanterie a assez duré ! »
Trois baissa la tête. Mais même avec son masque, Aaron le savait : elle était en train de sourire de triomphe.
« Vous avez raison, tout ceci a assez duré, dit-elle avec calme. Au fond, je suis heureuse que Un ne soit pas venu lui-même rencontrer les Conseils : il aurait été extrêmement déçu. »
Les membres serrèrent les poings de rage. A bout de nerf, Aponi s’avança d’un pas vers la masquée, menaçante, et éructa presque avec mépris :
« Très bien. Dans ce cas, procédons comme les shapeshifters en ont l’habitude : par vote. Vous tous, membres des Conseils : que ceux qui souhaitent une reconnaissance totale du Cercle en tant que nouveaux maîtres d’Ewilem lèvent la main ! »
Le vent s’engouffra dans l’amphithéâtre et fit taire toute parole. Il plongea la salle dans un immobilisme total.
Puis, tout doucement, quelques mains se levèrent, quelques-uns de chacun des Conseils. Certains en furent effarés. Mais cette maigre part était loin d’atteindre la majorité. Il y eut quelques soupirs de soulagement. Aponi et Trois se toisèrent, l’une digne dans son triomphe, l’autre impassible. Finalement, les masqués baissèrent la tête, reculèrent d’un pas.
« Bien. » Concéda Trois.
Elle fit un mouvement de bras, et ses subordonnés commencèrent à se retirer. Mais elle ajouta à l’adresse de la salle avant de les rejoindre :
« J’espère que vous comprenez bien que ce vote à main levée n’aura aucune influence sur le gouvernement d’Ewilem. Vous avez vous-même choisi de clore les barrières entre vous et nous. C’est un adieu, donc. »
Et elle sortit.

***

« Quoi ? C’est tout ? »
Aaron hocha la tête, le regard vitreux.
« Après leur départ, dit-il d’une voix éteinte, ça a été la foire dans la salle. Tout le monde s’est hurlé dessus : les hostiles au Cercle, les favorables au Cercle… Je n’ai jamais vu ça. Même Seon, qui est quelqu’un de très gentil d’habitude, il a explosé. Oméga, Imkia… Tout le monde. »
Nerveux, Kale passa une main dans ses cheveux. Il offrit un coussin à son ami pour qu’il puisse y reposer sa tête cadavérique sur son sofa. Il s’assit en tailleur près de lui, devant ses livres, mais accordant une oreille attentive à Aaron.
« En fait…  Commença Aaron en fermant les yeux.
- Oui ?
- En fait… C’est probablement ce que voulait Un : semer le trouble parmi nous. »
Kale fronça les sourcils.
« Tu veux dire…
- Oui. Tout ne fait que commencer, Kale. A présent, nous sommes en train de marcher en équilibre sur un fil au-dessus du vide. Un avait vu juste : tant que tu ne fais rien de menaçant à notre égard, nous ne ferons rien. Le premier qui flanche… Fait tomber tous les autres dans le précipice. »
Kale ne dit rien pendant un instant, le regard perdu sur la flamme vacillante des bougies. Il se sentait projeté un an auparavant, lorsqu’il accompagnait Aaron à ses premières réunions politiques. Il ferma les yeux. Les blessures, encore à vif, causées par la guerre, pousseraient probablement les sénateurs à la faute.
« Je ne peux pas croire que les Conseils se jetteront aussi facilement dans un affrontement armé.
- Il en suffit d’un, soupira Aaron. A cause de cette réunion, les agissements d’un seul sénateur parleront pour le groupe. »
Kale laissa échapper un sifflement rauque et se prit la tête entre les mains. Il n’était pas prêt. Aucun d’entre eux ne l’était. L’année passée les avaient épuisés, rongés. Il ne pouvait se résoudre à reprendre le chemin du champ de bataille.
Il entoura ses genoux de ses bras et releva la tête vers son ami. La lueur qui dansait dans les yeux d’Aaron lui serra le cœur. Car c’était probablement celle qu’il voyait au fond des siens.
« Si on doit se battre pour Ewilem, souffla Kale. Je crois que… Je crois que je ne pourrai pas. »
Honteux, il détourna le regard. Mais Aaron se redressa, l’air grave.
« Non Kale, tu ne te battras pas. Personne n’aura à le faire. Je ne le permettrai pas. Même si je suis juste un petit sénateur qui a failli se faire renvoyer l’autre jour, je les en empêcherai. »
Kale ne put empêcher les coins de sa bouche de se relever. Aaron se laissa glisser du canapé pour serrer son ami dans ses bras. Sentant son ami trembler, dans le creux de son épaule, Aaron souffla :
« Je ne vous laisserai pas revoir un champ de bataille. Plus jamais. »

Céssi bo ke sam transsand