Suspendus

Suspendus

               Octobre 54

L’automne avait paré la forêt blanche de teintes orangées. La fraîcheur nouvelle avait figé le paysage, drapant d’un voile apaisé les sous-bois. De petits nuages se formaient au rythme de la respiration d’Ava. Tassée dans un manteau épais,  elle était adossée au tronc d’un bouleau. Un sourire étira ses lèvres.
« Tu sais pas si bien viser pour un capitaine. »
Seon, galet en main, eut une mine vexée. Devant eux, la surface de l’eau se couvrait de rides, dérangées par les pierres qu’y jetaient les deux jeunes gens.
« T’as raison, fit-il. C’est pour ça qu’on m’a muté dans le Sud. »
Ava se mit à rire et il se laissa glisser contre le tronc, un genou relevé.  Ils aimaient se retrouver dans cette forêt, passer un moment hors du temps, loin de la folie des villes et de leurs dirigeants. Au-dessus d’eux, des colonies d’oiseaux migrateurs voyageaient encore vers des contrées plus chaudes.
« En vérité, souffla Ava, poussée par le vent de l'honnêteté. Pourquoi avoir accepté de partir ? Tu aurais pu rester à Ewilem et gravir les échelons.
- Tu détestes Aust à ce point ?
- Non, rit-elle. C’est plutôt… calme on va dire. L’agitation de la capitale me manque.
- Tu n'as qu'à te lever plus tôt le matin, tu verras que le marché peut être pire que l’Amarok un jour de solstice. »
Elle éclata de rire mais la mine de Seon se fit plus sérieuse.
« Je ne me sentais pas à ma place. Je ne voulais pas travailler pour Jakob, pour Rainyd surtout. »
Ava hocha gravement la tête. Jusqu’à sa rencontre avec Seon, elle avait tenu les militaires en horreur, dégoûtée de leur attitude servile. Elle n’avait jamais envisagé le conflit intérieur que subissaient certains d’entre eux.
« Alors tu es parti pour rester en accord avec tes principes.
- En quelque sorte. Enfin, travailler pour Bolvador n'a pas été une partie de plaisir.
- J'imagine. »
Seon se redressa soudain, un éclat de malice au fond de ses yeux sombres.
« Je trouve bien curieuse aujourd'hui.
- Inspirée. » Corrigea-t-elle, la mine suffisante.

La brise agita les feuilles au-dessus d’eux. Une mèche blonde s’échappa de la coiffure d’Ava. Un timide sourire étira les lèvres de Seon. Elle resta un instant à se perdre dans ses yeux, le même bonheur au coin des lèvres.
Une douce sensation lui caressa la poitrine. Portée par sa volonté, elle se pencha doucement vers Seon. Son souffle caressa lentement le sien, mais, avant qu’elle ne puisse l’embrasser, contre ses lèvres, il murmura :
« Ava… »

Elle s’écarta soudain, le cœur battant. Des perles de hontes glissèrent contre sa colonne vertébrale et elle regretta son audace. Elle détourna le regard. Elle allait se confondre en excuse, mais Seon baissa la tête.
« Je n'ai pas été tout à fait honnête avec toi. »
Ava n'entendit plus que son sang qui pulsait contre ses tempes. Elle demeura figée, anxieuse. Qu’avait-il à lui dire ? Ces dernières semaines, elle les avait passées en sa compagnie. Sa présence l’apaisait, apportait une vision différente des choses, nouvelle. Et si elle s’était penché vers lui quelques instants plus tôt, ce n’était pas par simple désir.
Seon sembla hésiter, mais il posa sur elle un regard doux. Au fond de lui, il se haïssait pour avoir suspendu un tel moment. Seulement, sa conscience l’avait rattrapé. Alors, abattu, il avoua :
« A Ewilem, je ne t'ai pas rencontré par hasard. »
Ava scruta l’expression de son visage, déconcertée. Ses souvenirs l’envahirent. Elle se revit sur ces toitures, à désespérément chercher des réponses, une présence.
« Je suis venu à Ewilem pour accompagner mon escouade. Mais pas seulement. Il y a plusieurs années, j’ai commencé à m’intéresser à une affaire, et je devais savoir si elle avait disparu avec le déclin d’Ewilem. »
L’humiliation se mit à ronger les entrailles d’Ava. Mais Seon n’en avait pas fini, et ce qu’il osa prononcer lui coupa les jambes.
« Je te parle de l’affaire Hings.  »

Sous une mèche sombre, son regard se planta dans le sien. Ava n'osait plus bouger. Elle avait été faible. Naïve.
« Je suis cette affaire depuis le début, poursuivit Seon. Dans l’ombre. Je sais ce qu’est cet objet, je l'avais déjà vue auparavant. Je ne pouvais pas le laisser croupir sous la salle du Conseil. Alors je m’y suis rendu, je suis allée dans les sous-sols. Mais tout avait été pillé.
- Où est-il ? Réussit seulement à articuler Ava, la bouche sèche.
- Dans les ruines, avec les sectaires. Ce sont eux qui se sont emparé de tous les objets précieux de la civilisation humaine. Les sous-sols étaient vides.
- Et quel rapport avec moi ? » Coupa soudain Ava.
Son regard s’était assombri. Seon eut un maigre sourire.
« Tu le sais bien. Il ne suffit pas de creuser longtemps à propos de cette affaire pour retrouver les deux chercheurs qui l'ont découvert. Et leur fille. »
Une douleur sourde cogna contre sa poitrine.
« Si je ne pouvais pas avoir l'objet, je pouvais au moins essayer de récupérer le registre de la ville, fit Seon avec amertume. Mais lorsque je suis arrivé dans la salle, tout ce qui restait du recueil, c’était un dessin obscène. »
L'ombre d'un sourire se dessina sur la visage d'Ava mais il s’effaça lorsque la suite de ses paroles décupla sa rancœur.
« Et la piste m'a mené jusqu'à toi.
- Ce n'est donc pas par hasard qu'on s'est croisé. » Conclut-elle, âpre.
Son regard dans le sien, Seon secoua la tête.
« Non. J'en suis désolée. J'ai décidé de m'infiltrer chez toi afin de récupérer le livre.
- Alors pourquoi me raconter tout ça ?
- Parce que j'ai trop de respect pour toi pour continuer à te mentir. »
Elle demeura immobile, le souffle coupé par l’éclat de sincérité qui brillait dans ses yeux. Au fond d'elle, se bataillait la haine et l'empathie. Un sourire amer tordit les traits de son visage.
« Et tu n'as pas trouvé ce que tu cherchais. Alors c’est avec tout ce respect que tu as à mon égard que tu as préféré me manipuler et gagner ma sympathie.
- Non Ava, fit Seon, le ton presque suppliant. Je n’ai jamais voulu te manipuler, te..
- Ah oui ? On dirait pourtant que c’était ton but depuis un moment. »
Ses poings se serraient de rage. Elle ne parvenait à s’apaiser, ballotée par ses sentiments naissants. Seon semblait se murer dans la honte, mais elle découvrait une toute nouvelle facette de lui.

Le vent rida la surface de l’eau et ils restèrent tous deux immobiles. Finalement, la curiosité d'Ava la poussa à parler.
« Pourquoi cette affaire ? Qu'est ce que tu en sais exactement ?
- Mes parents étaient chercheurs pour le Conseil d'Ewilem. C’était eux qui avaient la charge de consigner les objets confisqués et les analyser. Mais ce boîtier n’est jamais passé entre leurs mains. Au départ, j’étais simplement poussé par une curiosité malsaine. Et puis, très vite, j’ai eu la conviction que cette découverte avait bien plus d’importance.
- La technologie est malsaine. C'est à cause d'elle que les humains se sont éteints.
- Ce n'est pas ce que pensait tes parents.
- Tu ne sais rien d'eux. »
Elle avait haussé le ton car Seon venait de passer une de ses limites. Depuis tant d’années maintenant elle cherchait leur trace, tentait de rassembler les morceaux, les pistes qui menaient à eux. Mais elle avait été devancée.
« Dis moi ce que tu sais, lâcha-t-elle.
- Je ne peux pas. »
Les poings serrés, elle lâcha :
« Et tu oses me parler de respect ? C’est ma famille ! Je me fous de ce boîtier, tout ce qui m’importe c’est eux !
- Ça ne me concerne pas uniquement, coupa Seon, implacable. C'est une affaire de l'armée.
- Oh, railla-t-elle. Donc l'armée est au courant de tes motivations personnelles pour rejoindre Ewilem ? »
Seon la dévisagea un instant silencieux, puis finalement lâcha :
« Je t’estime beaucoup, c…
- Par pitié épargne moi tes belles formules.
- Je t’estime beaucoup, et tu n'as pas conscience d’à quel point j’ai envie de t’aider sur cette affaire. »
Elle leva les yeux au ciel mais avant qu’elle ne lui afflige une réponse cinglante, il poursuivit :
« Aust a récupéré les embarcations des rebelles. Nous travaillons sur ces prototypes pour en construire de nouvelles. A terme, nous partirons sur les îles et je serais à la tête d’un navire. Pour retrouver tes parents. »

Ava n’entendit plus que cette dernière phrase résonner. Paralysée, elle lâcha faiblement :
« Tu t'apprêtes à retrouver mes parents, et tu ne comptais pas m'en parler.
- Ava, ce n'est pas de mon ressort.
- Est-ce que tu peux imaginer un instant le mal que ça peut me faire ? »
Il baissa la tête, honteux. Elle ne le lâcha pas des yeux.
« Et je suppose que tu vas me tenir à l'écart de cette expédition.
- Je n'ai pas le choix.
- Tu n'as pas le droit de me faire ça. »
Il explosa soudain.
« Parce que tu penses que ça ne me fait rien ? Parce que tu crois que c'est facile ? Que je ne suis pas partagé entre mon cœur et ma raison ? »
Bouillante de cynisme, Ava étouffa un éclat de rire.
« Ça doit être tellement difficile.
- Ava ne me fait pas ça.
- Tu m'a manipulé ! Tu t'es servi de moi ! » Hurla-t-elle à son tour.
Il ne dit rien.

Ava s'était levé, il se redressa lui aussi. Ils se toisèrent un instant et le regard déchiré par la peine, Seon lâcha :
« Je crois que pour notre bien à tous les deux, on devrait reprendre nos vies chacun de notre côté, lâcha Seon.
- Avant qu'il ne soit trop tard c'est ça ? »
Elle eut un éclat de rire et reprit :
« Encore une fois c'est toi qui tire les ficelles. C'était aussi dans tes plans ? Attendre que je m’attache à toi ?
- Si c'était dans mes plans, on peut dire que tu m'a piégé aussi. »
Ils se regardèrent à nouveau, le cœur battant. Ava serrait les poings. Son cœur lui hurlait de trouver un compromis, avancer main dans la main. Mais sa fierté ne pouvait l'accepter.
« Vas-y. Pars donc sur les îles. J’espère au moins que tu aura la bonté de saluer mes parents lorsque tu les verras. »
Elle eut l'espoir qu’il lui confirme sa pensée. Lui assure qu'ils étaient vivants. Mais Seon demeura de marbre. D'une voix blanche il lâcha :
« Je te souhaite bonne chance dans ta quête.
- Que le meilleur gagne c'est ça ? Rit-elle.
Seon ne répondit rien. Alors, après un dernier regard, elle fit volte face et prit la direction d'Aust. Ce soir, elle partirais pour Varkens. Elle devait le devancer.

Gnehehe

En gros ouais. Comme la plupart des recherches sur la technologie sont partis en fumé avec Ewilem, ou confisqué par les sectaires, ils veulent essayer de reconstruire un certain savoir
Gnéhéhé ça va être bo