Juillet 51
Rosalie prit les devants. Elle s'avança, son énorme sac de voyage chargé sur ses épaules, leva le poing et toqua à la porte. Derrière elle, Isaac posait sa besace à ses pieds et faisait craquer son dos en grimaçant, et Priam savourait du regard la beauté des montagnes et des forêts de pins. Depuis leur arrivée dans la vallée de Ragnok, le jeune garçon s'arrêtait tous les cent mètres, les yeux illuminés d'admiration pour le paysage atypique de la région. C'était la première fois qu'il découvrait les montagnes.
Une femme ouvrit la porte, une quarantenaire aux yeux mélancoliques. Mais lorsqu'elle comprit qui étaient ces gens à sa porte, ils s'ouvrirent d'ébahissement. Elle s'exclama :
« Rosalie !
-Marcia ! » Répondit la blonde.
Les deux femmes tombèrent l'une dans les bras de l'autre. Marcia remarqua ensuite Isaac et l'enlaça en criant sa surprise.
« Ca fait combien de temps ? Quinze ans ? » Disait-elle, émue.
Ils se regardèrent tous les trois encore quelques instants, n'en revenant pas de ce que le temps avait laissé derrière lui. Marcia regardait les yeux sages de son vieux collègue de Aust, les mains abîmées de travailleuse de Rosalie. Mais le coup de grâce fut la vision de Priam, un peu en retrait. Marcia se détacha de ses amis et regarda le garçon avec de grands yeux émerveillés.
« Priam ?
-Eh oui ! Fit Rosalie. Il a bien changé depuis la dernière fois, hein ? »
La femme s'approcha du blond.
« La dernière fois que je t'ai vu, tu étais grand comme ça ! Lui dit-elle en lui mimant la taille d'un tout petit enfant. Approche-toi que je puisse te voir. »
Priam souriait avec gêne et flatterie. Marcia se retrouvait devant un jeune homme de seize ans, alors qu'elle l'avait connu encore le pouce dans la bouche. Elle lui prit le visage, l'examina sous toutes les coutures, observa ses yeux doux, les quelques poils de sa barbe d'adolescent, les doigts longs et fins de ses mains. Elle lui dit avec un sourire attendri :
« Tu es toujours aussi mignon pourtant ! Entrez je vous en prie ! »
Ils pénétrèrent dans la demeure de leur amie de jeunesse. Marcia avait quitté Aust quelques années seulement après le départ des chevreuils pour Ewilem. Depuis tout ce temps, à présent installée à Ragnok, elle était revenue les voir quelquefois. Elle avait pleuré avec Rosalie lorsqu'elle avait tenu Priam dans ses bras lorsqu'il était encore un petit faon. Elle avait quitté son engagement pour les droits des Hybrides, mais son cœur était resté avec eux. Pure hermine, elle était tombée amoureuse d'un pur fouine, Johan, et avait eu deux enfants avec lui : une pure fouine et un hybride.
Les chevreuils rencontrèrent alors cette famille, Rosalie embrassa le père et les deux enfants de huit et douze ans. Isaac leur serra chaleureusement la main, Priam l'imita comme un grand garçon. Marcia avait invité ses vieux copains de jeunesse à passer une bonne semaine dans les montagnes, à ressasser leurs souvenirs de Aust avec nostalgie, à rire de leurs bêtises d'antan et à se promener dans les forêts de conifères.
« Ah c'est sûr qu'ici il fait un peu plus frisquet qu'à Ewilem, dit Johan. Mais les randonnées dans les hauteurs valent le détour ! Et ici, on profite de l'eau pure des glaciers.
-En tout cas, vous avez l'air d'être heureux ici, fit Rosalie avec un sourire.
-Et pas qu'un peu ! »
Priam s'était laissé entraîner vers le fond de la pièce par la petite de huit ans qui voulait absolument lui montrer ses jouets. Marcia en profita pour glisser à ses amis :
« La communauté hybride se sert vraiment les coudes ici. On n'a vraiment pas peur de laisser les petits jouer dans la rue, on sait que les voisins les surveillent pour nous. Mais assez parlé de nous ! Allez, qu'est-ce que vous avez à nous raconter tous les deux ? »
Isaac et Rosalie s'échangèrent un regard en souriant, ne sachant pas par quoi leur répondre.
« Eh bien, nous avons une vie assez paisible à Ewilem.
-Ah oui ? 'Paisible' ?
-Eh oui. Il faut croire qu'on vieillit, hein ? »
Depuis la répression sanglante de la milice et la mort de leur amie Anissa, trois ans auparavant, Isaac et Rosalie avaient cessé les marches, mais ça ne les empêchait pas en revanche de se tenir au courant de toutes les affaires qui concernaient la politique et les ethnies. Ils continuaient de prendre part aux débats dans les lieux publics et de défendre un non-pur s'il était victime d'une injustice. Mais en général, oui : leur vie à Ewilem était devenue bien plus paisible.
Fatiguée par le voyage, Rosalie voulut rester à la maison, mais Priam était trop excité à l'idée d'aller découvrir la montagne pour être cloîtré là. Isaac accepta de l'accompagner, lui ainsi que Johan pendant que Marcia et Rosalie discutaient autour d'un thé avec les enfants. Ils traversèrent la ville, parcoururent la grande rue bourrée d'échoppes de viandes, de poissons de rivière, de sacs de sel et de tas de bois de pins. Priam râlait contre son père et Johan qui s'arrêtaient à chaque stand et ralentissaient leur progression. Isaac se léchait les lèvres en sentant les effluves des viandes grillées, ce que le blondinet ne comprenait pas, puisqu'il était devenu végétarien. Mais ils finirent bien par quitter le centre-ville et sortir du regroupement de maisons pour prendre le sentier de la montagne.
« Il se met à neiger dès novembre ici, expliquait Johan. Pendant l'hiver, on va parfois au bord de la mer, en haut des falaises pour voir les tempêtes sur la côte. C'est un spectacle époustouflant. Il faut faire attention en randonnée dans le Nord par contre : on peut tomber sur des caravanes de contrebandiers.
-De contrebandiers ?
-Oui ! Les producteurs de sève qui se passent leur marchandise sous le manteau. Ils vont à Ewilem. Pas commodes. »
Lorsqu'ils arrivèrent aux abords d'une vieille cabane tombant en ruines, sur le versant de la montagne et noyée dans la végétation, Johan posa une main sur l'épaule de Priam.
« Ah, faites attention ici. Il y a des bêtes sauvages qui ont élu domicile ici comme il y a un lac pas très loin. »
Priam jeta un regard curieux vers la cabane, mais Isaac lui donna une petite tape sur la joue.
« Eh le dompteur de lucanes, reste concentré. »
Ils ne se promenèrent pas si longtemps. Au moment d'arriver aux célèbres chutes d'eau, ils décidèrent de rebrousser chemin, déjà contents de ce qu'ils avaient vu le premier jour. Sur la route du retour, Isaac discutait de l'administration de Ragnok, et plus particulièrement de l'hôpital. C'était là où Marcia travaillait, mais plus sous le joug du terrible Dr Grap, heureusement.
« Ah m'en parle pas ! Ragnok pullule d'escrocs et de marabouts ! On vante les soi-disant vertus curatives du sel des Mines. Tu parles Charles ! Tout ce qu'on chope avec ça, c'est du diabète. Alors comme je suis masseur, j'essaye de prévenir mes clients. Mais il y a des idiots partout... Oh Isaac... Il va falloir qu'on courre ! »
Isaac, tout chevreuil qu'il était, était loin d'être un froussard. Pourtant, devant ces cinq ombres sur le toit de la cabane délabrée, il ne fit pas le fier. Cinq oies bernaches, le plumage si gonflé qu'elles avaient doublé de volume, tendaient le cou vers les intrus, et en claquant du bec, dévoilaient leurs rangées de dents caractéristiques de ces oiseaux. Isaac frissonna de crainte. Il s'était déjà fait pincer les mollets par un jar peu farouche quand il était petit, il ne voulait en aucun cas réitérer l'expérience. Ils partirent au quart de tour et dévalèrent en courant le reste du chemin vers la ville. Mais Isaac freina avant d'entrer dans le village et après avoir jeté un regard en arrière.
« Où est Priam ? Se demanda Johan.
-Quel idiot ! Il a dû rester en haut !
-Eh beh ! Vous avez un suicidaire dans la famille ! »
Priam était bien resté en là-haut. Isaac et Johan le trouvèrent tombé à la renverse, assis sur son séant. Il faisait face à une oie qui, le cou tendu, pinçait violemment la peau de son avant-bras. Pourtant, Priam semblait extrêmement calme.
« Oh nom de D... Priam ! Reste pas là ! »
Il fallut que Isaac déboule, ramure en avant, pour que l'oie lâche enfin l'affaire et que Priam se relève. Le bras du garçon était rouge vif, et un peu de sang suintait.
« De vraies sales bêtes. » marmonna Johan.
Le blondinet ne répondit rien, et pendant qu'il examinait son bras, Isaac fut certain de déceler une lueur d'excitation dans les yeux de son fils.
Sur le chemin du retour, Isaac, d'habitude très patient, ne put s'empêcher de faire des remontrances à son fils.
« Non c'est pas bon Priam ! Si tu continues comme ça, un jour tu vas te retrouver devant un ours et vouloir le caresser ! Je croyais que tu étais plus intelligent que ça ! »
Agacé, Priam répliqua :
« Vous m'avez toujours reproché d'être une poule mouillée avec Maman, et maintenant tu retournes ta veste ?
-On n'a jamais dit ça ! S'indigna le père.
-Ah ouais ? Pourtant ça vous dérangeait pas de m'envoyer donner des leçons de tolérance aux autres enfants dans le voisinage. Personnellement, je préfère largement me faire mordre par une oie que me faire tabasser comme toi ! »
Isaac resta coi. Priam reprit la marche et s'en alla en pestant vers le village. Très gêné d'avoir été aux premières loges de la dispute, Johan se gratta la tête en se râclant bruyamment la gorge. Il dit :
« Euh... Eh mon gars... C'est pas grave va. Ca arrive de se disputer avec ses gamins. »
Il ne répondit rien.
Le soir, le père et le fils évitèrent de se parler et se regarder. Mais leur froid était trop discret pour que cela jette un malaise sur la tablée. Le lendemain, les deux familles se rendirent dans le centre-ville pour la fête annuelle du Brasier. On célébrait l'apogée de l'été et des beaux jours en construisant un énorme bûcher et en y mettant le feu. Et autour du brasier, on chantait, buvait et dansait. Priam avait laissé de bon cœur monter les enfants sous forme animale sur son dos de chevreuil. Johan enchaînait les pintes à fond de sève et Marcia, morte de honte, l'enguirlandait à voix basse. Isaac et Rosalie regardaient les flammes danser, l'un à côté de l'autre. Rosalie était heureuse et souriante, Isaac était songeur et ailleurs.
Des paroles agressives échangées entre Isaac et Priam étaient aussi rares que le passage d'une comète. La conséquence était que leurs disputes étaient souvent lourdes de sens. Isaac se sentait très bête de douter sur l'éducation de Priam, c'était quelque chose qu'il aurait fait quand il était encore un jeune père, mais maintenant, il avait dépassé la quarantaine, et Priam allait bientôt être un adulte. Maintenant, il s'en rendait compte : au fond de lui, même s'il exécrait cette façon de penser, il aurait aimé que Priam devienne activiste à son tour.
« Tout ce qu'il voudra, tant que ça le rende heureux... Marmonna-t-il.
-Mh ? Fit Rosalie.
-C'était ce que tu avais dit à la naissance de Priam.
-A propos de son avenir ? Ah c'était donc ça...
-Quoi donc ?
-Vous avez l'air bizarre tous les deux depuis hier. C'est bien ce que je pensais : vous vous êtes chicanés.
-On ne peut rien te cacher...
-Héhé ! C'est surtout parce que Priam est venu me parler hier soir. »
Isaac soupira.
« Tu sais, lui dit Rosalie. Moi aussi j'aurais adoré qu'il s'implique dans les mouvements pro-hybrides avec nous.
-... Mais on ne peut pas le contraindre dans sa volonté.
-Tu as tout compris. Comme l'a si bien dit Marcia, notre petit garçon est grand maintenant. Il est temps de lui laisser faire ses propres choix dans sa vie. Bon... C'est vrai que le projet qu'il s'est mis dans la tête est un peu farfelu...
-Quel projet ?
-Les oies. Il veut les apprivoiser. Comme les chiens des Hommes. »
Isaac s'étrangla. Alors il allait vraiment le faire, cet idiot. Finalement, Priam avait beau être mal à l'aise et effrayé devant des gens de son espèce, il n'avait pas froid aux yeux quand il s'agissait de bêtes sauvages, ce dont Isaac ne pouvait pas vraiment se vanter. Rien que cet aspect pouvait susciter l'admiration, mais le père ne pouvait s'empêcher de trouver son enfant encore naïf et candide, et d'avoir peur qu'il aille se frotter à des créatures beaucoup trop dangereuses pour lui.
Toute la semaine qui suivit, Priam s'absentait en fin d'après-midi. Il revenait toujours à l'heure pour le dîner, mais les autres n'avaient aucun mal à deviner où il allait se fourrer. Il revenait souvent avec des marques rouges sur les bras et les jambes, mais Rosalie empêchait son compagnon de lui faire plus de reproches. Et Priam n'avait pas l'air de souffrir de ces blessures, car plus la semaine avançait, plus la fierté dans ses yeux grandissait.
Après une semaine, Isaac se secoua enfin. Il avait eu plusieurs jours pour réfléchir et discuter non seulement avec sa compagne, mais aussi avec son amie de jeunesse.
« Tu sais, à Aust, après que vous êtes partis, l'hôpital a accueilli un drôle de gars. Lui, sa lubie, c'était de fabriquer des ailes pour les shapeshifters. Son rêve était de voler comme les humains avec leurs machines. Alors il arrivait tout le temps à l'hôpital pour des membres cassés. Et pourtant, il ne s'arrêtait pas. Il ne renonçait pas à son rêve, quitte à se briser un os chaque mois. Il répétait que c'était sa destinée, et qu'un jour il rentrerait dans l'Histoire des shapeshifters. Et pour autant que je sache, il est encore vivant, il essaye encore de s'envoler. »
Décidé, Isaac quitta le village pour s'enfoncer dans la montagne. Il prit le sentier qui longeait la pente avec une vue plongeante sur Ragnok. Il le suivit jusqu'à apercevoir la petite cabane perdue dans la végétation. Et bien sûr, Priam était déjà là. Il frémit et retint ses muscles de se contracter en le voyant s'avancer avec assurance vers le toit habité par les oies. Elles le toisaient méchamment, elles gonflaient leurs plumes, mais pourtant, elles n'attaquaient pas. Resté bien à l'écart, Isaac marcha par maladresse sur une branche qui craqua sous son poids. Priam se retourna, les oies sifflèrent. Démasqué, Isaac voulut s'avancer vers son fils.
« Non attends ! Fit Priam, la main levée. Ne t'avance pas plus, ou elles vont t'attaquer. »
Le brun obéit à contrecœur. Priam le remercia d'un hochement de tête et en revint à sa tâche. Il sortit de son sac en toile des pelures de fruits et légumes qu'il étala devant lui, puis recula de quelques pas. Il s'accroupit doucement, et attendit. Au bout de quelques minutes de silence, une première oie descendit du toit et picora dans les pelures offertes par le chevreuil.
« C'est la plus foncée, expliqua soudain Priam à la grande surprise de son père. C'est la moins farouche. C'est sur elle que je compte pour m'approcher des quatre autres. Enfin, je n'y arriverai pas en quelques jours bien sûr. Il me faudra plusieurs mois pour avoir toute leur confiance. »
Isaac l'écoutait sagement, et se surprit même à les trouver drôles, ces cinq oies qui dévoraient goulûment les feuilles de salade. Priam se décida enfin à reculer davantage et à se mettre à la même hauteur que son père. Lorsqu'il lui sourit, Isaac comprit que leur querelle avait été définitivement enterrée.
« Je... Tenta le blond. Je crois que je vais m'installer à Ragnok.
-Pour les oies ?
-Non, rit-il. Enfin... Pas seulement. Je sais enfin ce que je veux faire de ma vie. Je veux étudier la biologie. Je veux retrouver les connaissances qu'avaient les Hommes sur la nature. »
Isaac regarda longuement son fils, sans une once de moquerie ou de désapprobation dans les yeux. Il avait compris, et il était fier de son enfant. Il plaisanta :
« Ragnok c'est quand même loin. Si on t'envoie des colis avec des gâteaux, ils vont périmer sur le trajet. »
Priam éclata de rire et il enlaça son père. Le cœur de Isaac se réchauffa.
« Je te prie de m'excuser pour mon comportement, lui dit Isaac sur le chemin du retour.
Si c'est ce que tu veux faire de ta vie, alors ta mère et moi on te soutiendra jusqu'au bout. Même si tu te mets à dompter des ours. Enfin... Fais attention tout de même.-Plus attention encore qu'avec des puristes enragés ? Commenta Priam, un sourire en coin.
-Allez, tu marques un point. C'est bien, plus tu grandis, plus tu as le caractère de ta mère ! »
Mai 53
Isaac referma la porte derrière Aaron et Lyanna, puis prit de nouveau dans ses bras Rosalie, le temps qu'elle retrouve son calme. Ils leur était déjà arrivé d'héberger un non-pur à l'insu des autorités, mais jamais une affaire n'était allée aussi loin. Cet homme, Aaron, et son amie la lynx, qui étaient-ils vraiment ? Avaient-ils assassiné le braconnier Salomon ou l'hybride albinos s'était vu porter le chapeau pour son meurtre ? La dernière hypothèse était tout-à-fait plausible. Mais quoi qu'il en soit, le résultat était le même. Ils ne savaient pas si ce meurtre aurait de grosses répercussions mais une chose était sûre : le couple avait enfin trouvé la bonne occasion pour fuir la ville.
Priam avait quitté le nid pour voler de ses propres ailes trois ans de cela, et ses parents l'y avaient fortement encouragé. Non seulement car c'était une excellente chose qu'il prenne son indépendance et apprenne la vie de lui-même, mais aussi parce que les deux chevreuils s'inquiétaient un peu de l'avenir de leur fils s'il restait encore dans la Capitale. Depuis qu'ils avaient arrêté les marches pour de bon, Isaac et Rosalie n'étaient plus les agitateurs qu'ils avaient été dans leur jeunesse, mais ils se trouvaient toujours au rang des nuisibles pour les puristes. De nombreux soirs en rentrant du travail, ils avaient eu la nette impression d'être suivis. Ils y réfléchissaient de plus en plus, et maintenant, ce sentiment était clair et partagé : ils devaient quitter la ville.
Les épaules de Rosalie tressautèrent une dernière fois, puis elle parvint enfin à se calmer. Elle murmura, déterminée :
« Bien. Ne perdons pas de temps. »
Isaac hocha la tête et essuya une larme sous l'œil de sa compagne avec douceur. Ils se mirent au travail. Isaac s'absenta d'abord pour aller sortir la vieille charrette pour chèvres et chevreuils du hangar au bout de la rue. Il la gara avec les harnachements devant l'escalier de la maison. Pendant ce temps, Rosalie sortait les sacs et vêtements des placards. Elle défit les draps du lit, les plia soigneusement, enroula le matelas et le ficela. Ensuite, lorsque Isaac revint de sa mission, ils ouvrirent les sacs en toile et entreposèrent les boîtes au milieu de la pièce, pour y ranger tout ce qui se trouvait sur les étagères, c'est-à-dire, toute leur vie d'érudits.
Ils récupérèrent les livres d'abord, les enveloppèrent dans des morceaux de toile et de vieux torchons, et les rangèrent dans les boîtes. Rosalie prit aussi les quelques fioles qui n'avaient pas été cassées, leur reste de matériel médical et leurs carnets de notes. De l'un d'eux glissa un petit papier qui voleta avant de s'échouer aux pieds de Rosalie. Elle se baissa et l'attrapa. En voyant ce qu'il y avait dessus, elle sourit.
« Eh Isaac. Viens voir ce que j'ai trouvé.
-Ca alors ! S'exclama son compagnon en le voyant à son tour. Il doit dater celui-là. »
C'était un portrait du couple, probablement dessiné par Anissa. A leurs traits fins et soignés, on devinait qu'ils étaient encore de jeunes chevreuils à ce moment-là.
« Je n'étais pas encore enceinte de Priam je pense. Ca ne nous rajeunit pas.
-Allez, embarquons-le. On ne le montrera à Priam. Ah tiens, ça m'y fait penser ! »
La charrette était enfin prête et recouverte d'une bâche pour le voyage. Rosalie attendait Isaac sur le pas de la porte, un sourcil levé. L'homme était en train de graver un message au couteau sur le mur.
« C'est un message pour Priam, s'expliqua-t-il. Si jamais il revient ici.
-J'espère que ça ne le choquera pas trop. C'est la maison de son enfance.
-Et c'est la maison de notre jeunesse, rétorqua Isaac. Tu te rends compte qu'on a tout fait ici ? Emménager en tant que couple...
-... Démarrer notre carrière de médecins...
-... Préparer les manifestations...
-... Elever Priam... »
Ils soupirèrent tous les deux, bercés par la mélancolie. C'était vraiment leur chez-eux. C'était le foyer pour lequel Rosalie avait quitté sa ville natale. Ce n'était pas là où tout avait commencé, et ce ne serait sûrement pas le lieu où tout se terminerait, contrairement à ce qu'ils avaient pu penser. Ils ramassèrent un dernier sac, jetèrent un dernier regard derrière eux, puis refermèrent à jamais la porte de leur maison d'Ewilem.
« Tu as bien pensé à prévenir Kob ?
-Oui, répondit Isaac d'un air sombre. J'ai envoyé un voisin lui donner une lettre.
-Ca me rend vraiment triste de partir comme ça, comme des voleurs. On lui doit tellement.
-Moi aussi ça me fend le cœur. Mais je ne voudrais pas risquer sa maison en me rendant chez lui en personne. Ne t'inquiète pas. Il comprendra.
-Tu penses qu'on le reverra ?
-Je l'espère sincèrement. »
Tous les deux sous forme de chevreuils et harnachés à la charrette qu'ils tiraient, ils atteignirent l'orée de la ville non sans éveiller les interrogations. Comme ils étaient assez connus dans la capitale, certains passants en les croisant les saluaient, dubitatifs, voire venaient les questionner. Les chevreuils restaient vagues, mais s'appliquaient à remercier chaleureusement leurs anciens patients pour leur fidélité. Ils dépassèrent enfin les barraques hybrides et gravirent la butte qui surplombait la ville et faisait face à la colline du quartier de Fer. Là, ils s'arrêtèrent et contemplèrent quelques instants le lieu qu'ils laissaient derrière eux.
« Tu sais quoi Isaac, dit Rosalie. Où que l'on aille, tant que l'on est ensemble, ce sera notre chez-nous. »
Attendri, Isaac caressa de son mufle la joue de la chevrette.
« Je t'aime ma Rose.
-Je t'aime. »
Ils reprirent leur route pour Ragnok, le cœur allégé par la compagnie de l'autre.
Les chevreuils suivaient le sentier de la forêt et passèrent à côté d'un étang. Ils marchaient et tiraient la charrette depuis maintenant une heure quand Rosalie se figea. Isaac dût s'arrêter à son tour, retenu par le harnachement. Il questionna du regard sa compagne, mais n'eut qu'à suivre ses yeux pour comprendre. Il y avait une jeune fille, debout sur le ponton qui menait au centre de l'étang. Rosalie ne se serait pas arrêtée si cette jeune fille ne semblait pas aussi raide, aussi tendue, au bord du ponton.
Ils crièrent de surprise lorsqu'elle se jeta dans l'étang. Paniqués par ce qu'ils venaient de voir, ils se mirent à japper en gesticulant dans leur harnachement :
« Mais... Mais ne reste pas planté là idiot ! Allons la secourir !
-J'essaye ! Raaahh ! Satané truc ! La boucle est coincée !
-VITE ELLE VA SE NOYER ! »
Ils manquèrent de casser les lanières en se détachant de leur emprise. En un saut de cabri, Isaac sauta dans l'eau et nagea jusqu'à la jeune fille qui gardait la tête sous l'eau. Il glissa sa tête sous son torse et la tira vers la berge. Rosalie se transforma en humaine et la tira hors de l'eau. A force de bouche-à-bouche et de massages cardiaques, ils la ranimèrent enfin.
La jeune fille recracha l'eau dans ses poumons.
« Il ne faut pas nous faire des frayeurs comme ça Mademoiselle ! » S'exclama Rosalie en s'essuyant le front.
La fille reprit son souffle et leva ses yeux implorants vers le couple.
« Qu... Qu'est-ce que j'ai fait ? Leur dit-elle.
-Vous vous êtes jetée à l'eau. Et clairement pas pour vous baigner, soupira Isaac.
-Oh non... Non... Non non... »
Elle plongea sa tête dans ses mains, les épaules traversées de sanglots. Rosalie et Isaac s'échangèrent un regard inquiet. La pauvre semblait au fond du gouffre. Ou pire si ce saut dans l'étang était bien ce qu'ils pensaient. Ils s'adressèrent des paroles silencieuses à travers leurs yeux. Rosalie posa une main douce dans le dos de la jeune fille.
« Eh, tout va bien maintenant. Vous êtes saine et sauve, lui dit-elle avec une grande douceur. Y a-t-il quelqu'un à prévenir ? On peut vous raccompagner quelque part ? »
La fille dévoila son visage misérable trempé de larmes et secoua la tête.
« Je n'ai... Bafouilla-t-elle. Je n'ai... Personne. Plus personne. »
Les chevreuils étaient très peinés, très embarrassés par cette rencontre impromptue. Rosalie continuait ses caresses dans son dos, Isaac laissait son regard traîner sur ses sabots pour ne pas la gêner dans son chagrin. Il finit par tourner les talons, s'apprêtant à revenir vers la charrette, pendant que Rosalie demeurait auprès de la fille. Elle frémit lorsqu'au bout de quelques minutes de silence, l'enfant attrapa la main de Rosalie. Sa main était froide, mouillée, et cette petite pression dans ses doigts criaient silencieusement sa détresse et son besoin d'être entourée. La chevrette se sentit prise dans des transports qu'elle n'avait presque plus ressentis depuis le départ de Priam pour Ragnok. Elle serra la main de la jeune fille dans la sienne.
« Comment vous appelez-vous ? Lui demanda-t-elle.
-... Vaia.
-On va s'occuper de vous, Vaia. »
A ces mots, Isaac se retourna. Mais il n'y avait aucune surprise ou désapprobation dans son regard. C'était comme si l'esprit des deux chevreuils était lié et que l'idée leur était parvenue à tous les deux au même moment. Il regarda sa compagne, puis hocha sagement la tête.
« Nous sommes des médecins, expliqua-t-il. Nous déménageons pour Ragnok. Voulez-vous venir avec nous ? »
Vaia hocha la tête. Une lueur d'espoir apparut dans ses yeux bruns.
Tous les trois, ils quittèrent Ewilem.