Il me tardait de faire une petite histoire avec Nihil et Ushio avant que tout ne parte en cacahuètes. Je les sens délaissés les pauvres x)
Les souvenirs du néant
Juillet 54
Le soleil déclinait, et La Borgne allait bientôt ouvrir ses portes pour la soirée. La patronne se montrait particulièrement agitée. Il fallait dire que ce soir-là allait marquer un nouveau tournant : l'orchestre, qui comprenait à présent un pianiste, allait faire son show. Callisto faisait alors des rondes, se ruait sur toutes les tâches non-faites comme une acharnée, criait sur tous ceux qui se trouvaient sur son passage. Ses acolytes pendant ce temps, se démenaient pour ne pas attiser davantage sa rage et sa nervosité. Les musiciens Mako, Alec et Vicky couraient de toute part, instrument en main, poussaient des tables et chaises, trimballaient des tonneaux que Callisto n'avait pas le temps de pousser.
“Tu sais Callisto, je peux aider...”
“NAON ! Tu vas faire des conneries, alors tu gardes ton cul vissé ici !”
Nihil soupira et se rassit sur son siège devant le piano. Quand allait-elle enfin comprendre que ses yeux inactifs n'étaient pas un handicap pour seulement porter quelques charges ? Mais comme il ne voulait pas se retrouver avec quelques dents en moins, il ne fit qu'écouter le ballet frénétique de ses camarades musiciens et de sa cheffe. Nonchalamment, il joua quelques notes sur le clavier et répéta certains morceaux qu'il devrait jouer ce soir. A travers les sons du piano, il perçut les petits pas de Ushio s'approcher de la scène et y grimper. Il se leva donc de sa place de puni et vint s'asseoir sur le bord de l'estrade avec la petite fille.
“Il va falloir que tu rentres à la maison.” Lui dit-il.
Ushio pinça les lèvres d'un air boudeur.
“Mais moi je veux te voir faire du bidule !” Se plaignit-elle.
“Si tu restes, tu n'arriveras pas à te lever demain matin.”
“Si j'y arriverai ! Juré craché j'y arriverai ! Siteuplé !”
Elle se mit à piailler des 'siteuplé' à tout va. Nihil ignora ses petites plaintes aigues et la souleva par les aisselles pour la reposer sur le sol. C'est à ce moment-là que Callisto réapparut, un plateau de chandelles dans les mains. Elle leur lança :
“Eh, tu sais, la soirée ne va pas durer longtemps, elle se couchera pas tard si elle reste.”
Les yeux de Ushio s'illuminèrent, et son estime pour cette dame effrayante remonta en pic. Nihil rit.
“Depuis quand tu prends la défense des enfants ?”
Callisto se rembrunit. Elle cracha avant de revenir à ses occupations :
“N'importe quoi, j'prends pas sa défense.”
Mais il fallait avouer que plus le temps passait, moins la présence de la petite fille dans son bar la gênait. Il lui arrivait même d'esquisser des sourires lorsque leurs regards se croisaient et de laisser à la petite de quoi s'occuper au comptoir quand Nihil travaillait toute la journée. Et puis bon, elle était sage non ? Tant qu'elle ne faisait pas fuir les clients, ça allait. En parlant de cela, elle avait eu peur qu'un guignol tel que Nihil n'effarouche la clientèle du bar. Il y avait juste à voir sa tenue de métèque avec sa toge rouge toute rapiécée. Heureusement, après nombre de négociations et de coups de gueule -surtout de coups de gueule- le vagabond avait accepté de quitter ses vieilles fripes et de revêtir une tenue un peu plus correcte. Maintenant qu'il portait la chemise qu'elle avait prêtée à Aaron pour le solstice, trop grande pour lui mais qu'il rentrait dans son pantalon et dont il retroussait les manches, il avait un peu plus d'élégance et ressemblait à s'y méprendre à un dandy de Ewilem. “Et avoue-le !”, l'avait-il taquiné, “tes clients m'adorent !” “Pff ! Ça les fait juste halluciner de voir un serveur aveugle. T'es juste un phénomène de foire.” “Peut être, mais tu es ravie d'avoir un tel phénomène de foire chez toi pour dépasser la concurrence.” “Gnagnagna...”
Nihil soupira avec un sourire et frotta la tête de Ushio.
“Très bien, tu peux rester.”
Elle eut même sa petite place au comptoir pour toujours rester sous les yeux de Callisto. “Si un monsieur se met à te tripoter, tu cries, hein ?” Ushio était plus ravie que jamais, ses petites jambes se balançant joyeusement dans le vide, le regard tourné vers la scène où Nihil et les autres musiciens prenaient place, pendant que Callisto posait un verre de lait à côté d'elle.
Les clients, attirés par la soirée spéciale, entrèrent dans le bar et prirent place. Tandis qu'elle cumulait les remplissages de verre derrière le comptoir, Callisto observait la salle, espérant en vain que ses amis apparaissent. Mais Aaron était parti à Aust, et Kale et Lyanna devaient se compter leurs amourettes. Au fond, ils venaient déjà suffisamment la voir comme ça, ils pouvaient bien se permettre de rater ne serait-ce qu'une soirée chez elle. Pourtant, elle ne pouvait pas s'empêcher de regretter leur absence.
La musique commença, et à la grande surprise de Callisto qui, dans son pessimisme légendaire, avait prédit que le tout serait un fiasco, tout se passa merveilleusement bien. Mako respectait le métronome, Alec était doux avec son archer, Vicky avait du souffle, et Nihil... Nihil était si assuré, si habile que l'on aurait dit qu'il était né avec un clavier sous les doigts. Callisto n'avait pas revu tant de professionnalisme dans ses gestes de pianiste depuis la mort de sa troupe. Elle était bluffée. Tout simplement bluffée.
Ushio, sagement assise sur sa chaise, son verre de lait dans les mains, observait ce spectacle avec des étoiles dans les yeux. Elle regardait Mako, Alec et Vicky bien sûr et leurs étranges instruments, mais son regard était surtout fixé sur Nihil. Penché sur le clavier, les yeux fermés, il était enfermé dans une bulle de concentration qui le rendait plus beau que jamais. Ushio était fascinée par l'aura qui l'entourait, cette aura d'assurance, de maîtrise, de sublime.
“Allez ! On trinque ! A mes p'tits gars qui ont fait un truc passable ce soir...”
Silence gêné. Callisto pouffa et ajouta avec un rire :
“Allez, je déconne. J'suis fière de vous.”
Ils levèrent leur verre, et les musiciens se penchèrent en avant pour trinquer avec le verre de lait de Ushio dont le visage dépassait à peine de la table. Le concert était fini et les clients les plus tenaces avaient été virés dehors. Les musiciens, la petite et la patronne étaient réunis autour d'une table pour fêter la réussite de cette soirée. Le chapeau de dons avait été rempli à ras-bord. C'était la première fois depuis huit ans que Callisto fêtait une victoire avec d'autres personnes que les cavaliers. L'ambiance n'était pas la même bien sûr. Ses petits gars étaient joyeux, mais l'on sentait chez eux une certaine révérence à l'égard de leur cheffe d'orchestre. Et Nihil de son côté était égal à lui-même, écoutant les autres depuis sa bulle de sérénité.
Vicky s'était assise à côté d'Ushio pour mieux la cajoler. Elle était en adoration pour ce petit bout de marcassin et prenait plaisir à la prendre sur ses genoux et faire des tresses dans ses cheveux châtains. Ushio aimait aussi cette jeune fille et ses caresses de grande sœur, mais elle adorait tout particulièrement être incrustée dans ce monde d'adultes en pleine célébration. Elle se sentait grande et privilégiée, acceptée dans un cercle fermé et fascinant. Elle en était fière.
Nihil était en train d'écouter une conversation entre les garçons et Callisto à propos de musique, quand Vicky à sa droite, la petite sur ses genoux, l'appela :
“Nihil ! Regarde comme elle est mignonne avec des couettes !”
“Je sais que vous avez tendance à l'oublier, mais 'regarder' n'est pas tout-à-fait dans mes cordes.”
“Oh flûte, pardon.”
Ushio, toute joyeuse de sa nouvelle coiffure, attrapa alors les mains de l'aveugle et les posa sur sa tête pour qu'il puisse toucher ses cheveux. Comme elle était très jeune, elle avait très vite appris les bonnes manières de communiquer avec lui. Tandis que Nihil passait ses doigts sur ses mèches enroulées sur elles-mêmes, Alec rebondit sur la remarque de Vicky d'un air admiratif :
“'Faut nous comprendre : tu fais des trucs que jamais un aveugle ne ferait !”
“Allons allons. Si je fais ces choses, cela veut bien dire qu'un aveugle peut le faire.” Rétorqua Nihil d'un air modeste.
“Jouer du piano ? Vraiment ?”
“Tu as besoin de regarder ta contrebasse pour jouer toi ?”
Alec lui concéda ce point avec un hochement de tête. Vicky intervint alors :
“Oui mais Alec et moi, on a accès à toutes les parties nécessaires sans avoir besoin de bouger la main, c'est plus facile. Toi tu as toute une série de touches, et pourtant tu les loupes jamais !”
“Il a une mémoire du toucher.”
Tous se tournèrent vers Callisto. Les coudes posés sur la table, la patronne toisa ses musiciens.
“Nihil est capable de se rappeler de l'emplacement exact de toutes les touches et du son qu'elles produisent. Et prenez-en de la graine les p'tits gars, parce que c'est quelque chose que les bons musiciens font.”
Nihil leva son verre à l'adresse de Callisto pour acquiescer.
“Tu as dû t'entraîner pendant des années pour ça.” Conclut Mako.
Les jeunes musiciens retournèrent à leurs conversations enjouées, mais Nihil et Callisto étaient tombés dans le silence et le flot de leurs pensées. L'origine de l'apprentissage de l'aveugle était toujours énigmatique, voire une source de nervosité. Mais l'un était inquiet parce qu'il songeait à l'infinité vertigineuse de possibilités quant à sa vie antérieure, tandis que l'autre l'était parce qu'elle pensait au nombre de pianos qui existaient sur cette terre. Était-il possible... Qu'il n'en existe qu'un seul au monde ? Était-il possible que ce piano sur cette estrade soit en fait celui avec lequel Nihil avait appris à jouer dans sa jeunesse ?
Était-il possible que Nihil ait rencontré Hypsos ?
La soirée prenait fin et chacun rentrait petit-à-petit chez soi. Comme Ushio avait perdu son siège humain, elle jeta son dévolu sur Nihil et grimpa sur ses genoux sans gêne. Il était en outre un rehausseur beaucoup plus confortable que les cuisses maigrichonnes de Vicky. Depuis le temps qu'elle vivait et dormait auprès de lui, elle s'était accoutumée à son odeur. De la même manière qu'elle avait associé l'odeur de lavande au confort maternel quand elle était bébé, elle sentait à présent celle de Nihil comme la source d'une protection et d'un bien-être.
Callisto ressortit de la réserve qu'elle ferma à clé. Le trousseau à la main, elle s'apprêtait à fermer le bar, mais en trouvant Nihil encore assis à table, au lieu de le chasser, elle s'approcha de lui. L'homme leva le nez vers elle pour lui signifier qu'il écoutait ce qu'elle avait à lui dire.
“T'as vraiment aucun souvenir de ton ancienne vie ?”
Nihil frémit. Elle y allait les pieds dans le plat. Il aurait préféré fuir cette conversation qu'il pensait stérile, mais il répondit quand même :
“Rien. Alors autant dire que je n'ai pas eu d'ancienne vie.”
“Tu as gardé tes doigts de pianiste. Alors si : on va dire que tu en as eu une.” Rétorqua-t-elle.
Elle prit une chaise et s'assit en face de lui. Nihil fronça les sourcils et prit un air plus sérieux, chose rare.
“Pourquoi t'y intéresses-tu ?” Demanda-t-il gravement.
“La question c'est plutôt : pourquoi toi tu t'y intéresses pas ?” Insista Callisto en se penchant vers l'avant. “Nihil, tu t'es réveillé un matin et tu avais oublié toute ta vie. C'est un truc de dingue. Imagine tout ce que tu as dû laisser derrière toi.”
Nihil demeurait silencieux, alors Callisto poursuivit avec insistance :
“Si ça se trouve, tu étais père de famille. Si ça se trouve, tu étais un grand pianiste renommé. Et toi, tu t'es juste barré ?”
“J'ai cherché, Callisto.” Coupa Nihil en haussant le ton.
Elle se tut. Elle comprit que Nihil s'aventurait au-delà de sa zone de confort et qu'aller sur ce terrain lui coûtait. Elle l'écouta parler avec difficulté et en fut étonnée. Elle était trop habituée à entendre de sa part un parler fluide et précis.
“Quand je suis sorti de cette boîte, crois-tu que... Que j'ai décidé d'emblée de faire une croix sur tout ce qui m'était arrivé ? J'étais... Horrifié. Je ne savais strictement rien. Alors bien sûr que je me suis mis à chercher. J'ai parcouru toute la terre à la recherche d'indices. Ça m'a pris deux ans. Et... Rien. Rien du tout. Il fallait que je me fasse à l'évidence : je n'étais personne. Et je le suis toujours.”
“Peut être que t'as pas bien cherché.”
Il rit amèrement.
“C'est si facile de répondre cela.” Railla-t-il.
Callisto soupira et jeta l'éponge. Nihil choisit de s'en aller avec Ushio que, il en fut étonné, n'avait pas entendu depuis qu'elle était montée sur ses genoux. Mais la petite s'était tout simplement endormie dans ses bras. Il esquissa un sourire en s'en rendant compte et se leva, l'enfant confortablement installée sur son bras gauche, la tête posée sur son torse. Callisto le raccompagna à la sortie. Il prit son bâton qui lui servait à se repérer de sa main libre et s'apprêta à prendre le chemin de la maison.
“Nihil.”
Il se figea. Callisto reprit :
“Est-ce que le nom d'Hypsos te dit quelques chose ?”
La rue était déserte, baignée dans la lumière bleutée de la lune. Le roulement des vagues grondait au loin.
“Rien du tout.” Répondit Nihil.
Il gardait un pas lent pour ne pas la brusquer. Sentant son souffle dans son cou, il se remémorait cette date, cette dernière fois où il s'était rendu à Aust, là où il l'avait rencontrée. Elle était timide, il ne connaissait rien à l'art d'être parent. Mais il l'avait emmenée avec lui sans réfléchir. Il s'était enfermé sur un chemin de vie qu'il ne pouvait plus quitter, mais il n'en ressentait plus aucune crainte. Peu lui importait se savoir ce qui lui était arrivé dans sa jeunesse, il avait suffisamment à penser sur le présent et le futur.
Ushio émergea lentement de son sommeil. La première chose qu'elle vit à travers le voile sur ses yeux fut le ciel étoilé. Bercée par la contemplation de la voie lactée et l'odeur familière de Nihil, elle se blottit davantage dans ses bras.
“Me lèverai demain...” Marmonna-t-elle.
Nihil souffla du nez.
“Tu pourras dormir autant que tu veux.” Lui dit-il d'une voix douce.
Elle sourit et leva ses yeux noirs vers son visage. Son regard éteint était fixe, ses sourcils frémissaient et sa mâchoire était serrée. A quoi pensait-il ? A quelque chose de terrible peut être. Ou alors songeait-il à sa conversation avec Callisto avant qu'elle ne s'endorme. Elle souffla d'une petite voix timide :
“Callisto, elle a dit que tu étais papa.”
A ces mots, elle le sentit frissonner.
“Ça veut dire que tu as des enfants ? Tu vas partir les chercher ?” Demanda-t-elle, inquiète.
Nihil tourna lentement la tête vers Ushio, les yeux pleins de peine. Mais il sourit et pinça son petit nez avec douceur.
“Je n'ai pas besoin d'enfants. Je t'ai déjà toi.”
Rassurée, Ushio se rendormit.