Chapitre court qui fait plus office de transition et chapitre plus long, je les associe tous les deux
Décembre 34
Avant d'ouvrir la porte qui menait au perron, Isaac s'agenouilla et réajusta l'écharpe autour de l'encolure de Priam. Le petit faon frétillait d'impatience à l'idée de sa balade quotidienne en compagnie de son père. Rosalie était partie au travail en plein milieu de la nuit pour prendre son tour de garde à l'hôpital. Le brun se releva, enfila son manteau, et ouvrit enfin la porte en soufflant à son fils :
« Tu risques d'avoir une surprise. »
Une surprise si grande que Priam d'abord sursauta en un bond et fila se cacher derrière les jambes de son père. Il risqua un regard vers l'extérieur, les oreilles pointées vers l'avant, les yeux grands ouverts. Isaac rit dans sa barbe et fit un pas vers l'avant, enfonçant son pied dans la neige qui recouvrait les escaliers.
« C'est de la neige petit Priam. »
Comme le faon, tout en voulant suivre de près son paternel, ne semblait pas enclin à mettre ses délicats petits sabots dans cette pâtée blanche et inconnue, Isaac le prit dans ses bras et descendit les escaliers avec lui jusqu'à la rue. Il ne voulait pas risquer qu'il se casse une nouvelle fois la figure dans les marches vertigineuses, surtout lorsqu'elles étaient aussi glissantes. Il le posa au sol une fois dans la rue, et manqua de hurler de rire en le voyant prendre une position grotesque pour avoir le moins de contacts possible avec la neige. C'était tout le temps ainsi avec Priam. Eux qui avaient eu peur d'engendrer une petite terreur et un Jean sans-peur, ils s'étaient retrouvés avec ce petit bout de chevreuil, extraordinairement sage et discret, mais peureux comme un lièvre. Le moindre élément nouveau le faisait frémir et le couple ne comptait plus le nombre de nuits orageuses où ils avaient retrouvé Priam blotti contre leur poitrine.
Isaac s'agenouilla, prit une poignée de poudreuse et la lui présenta. Après mûres hésitations, Priam y risqua un coup de langue, et se décida enfin à se détendre lorsqu'il comprit que c'était inoffensif.
« Neige, indiqua Isaac.
-Nèj !
-C'est fou comme tu apprends vite. Papa ?
-Mama !
-Grmf. »
Priam se mit à gambader joyeusement, à s'étonner des traces qu'il laissait derrière lui, à donner des coups de sabots dans la poudreuse pour élever des nuages blancs. Il essayait d'attraper les derniers flocons du ciel avec sa langue, enfouissait son nez dans la couche humide et éternuait. Isaac marchait derrière lui avec lenteur et tranquillité. Ils descendirent ainsi la rue sans se presser. Ils croisèrent souvent des visages connus, des amis ou bien des patients des chevreuils. Tous s'arrêtaient pour dévisager la petite frimousse de Priam, qui immédiatement venait se carapater derrière les jambes de son père. ''Comme il ressemble à Rosalie ! Par contre pour les yeux, c'est bien toi, aucun doute !'', ''Eh beh dis donc ! Regardez-moi ce grand timide !'', ''Il est beaucoup trop adorable, je veux le même à la maison !''. Isaac s'esclaffait intérieurement en songeant à quel point les premières années de sa vie étaient celles où l'on était le plus séduisant. Mais Priam devait n'en avoir cure. Il voulait qu'on le laisse tranquille avec son papa et que l'on cesse de le regarder d'un air bizarre.
Arrivés jusqu'à la forêt, Isaac cacha ses vêtements dans un tronc creux et se transforma. Ils purent ainsi tous les deux trottiner dans les sous-bois en se faufilant dans les buissons sans être encombrés de longs manteaux. Ils marchèrent longtemps entre les arbres, Priam sautillait et jouait à accélérer pour freiner ensuite et faire le plus gros nuage de flocons possible. Isaac savourait ces instants. Il ne voulait pas jouer l'hypocrite : l'arrivée de Priam avait été un grand bouleversement dans leur vie, à lui et Rosalie, et les nuits qu'ils passèrent cette année-là leur donnèrent envie d'enchaîner les crises de nerf, à se lever au beau milieu de la nuit pour allaiter le faon et le consoler de ses poussées de dents. Mais ces moments-là, à courir dans la forêt sous leur forme de chevreuil, ne penser à rien d'autre qu'à leurs sabots et l'air qui se faufilait dans leur fourrure, tous les deux les vivaient comme des trésors de la vie. Et sachant pertinemment que Priam ne se souviendrait jamais de ces après-midi une fois adulte, ils s'appliquaient à être les gardiens de sa mémoire de petite enfance.
Ils arrivèrent à un étang où ils reprirent leur souffle et où Priam ouvrit grand les yeux d'étonnement, le voyant pour la première fois de sa vie complètement gelé. Ils demeurèrent quelques instants immobiles et très calmes, à seulement regarder les maigres flocons tomber du ciel.
« Bon, trancha soudain Isaac. On rentre à la maison ? »
Mais Priam ne répondit rien. Son attention était focalisée sur le bout de l'étang. Il était si concentré qu'il ne remuait pas d'un pouce, ses oreilles droites et tournées vers l'avant. Ce qu'il épiait si attentivement, c'étaient les deux cygnes qui voguaient paresseusement sur la partie de l'étang encore liquide. Isaac regarda les deux oiseaux puis son faon, un sourire en coin. Priam sortit difficilement de sa contemplation et leva ses grands yeux bleus vers son père.
« Oiseau ?
-Ce sont des cygnes.
-Cygnes. »
Son honneur de paternel fut peut être un peu piqué lorsque Isaac percuta que son fils avait intégré le terme « cygne » avant même le mot « papa », mais il ne put s'empêcher d'éprouver une grande fascination pour la curiosité dévorante de Priam, et son intelligence assez précoce. L'idée de Rosalie de lui apprendre à lire dès ses cinq ans n'était peut être pas une mauvaise idée finalement. Et lorsque Priam reporta son attention vers les oiseaux, quelque chose fit sursauter Isaac. Quelques mèches dorées commençaient à pousser sur sa tête.
« Pri... »
Mais elles disparurent lorsque le faon tourna le museau vers lui. Isaac soupira.
« Non rien. C'est encore trop tôt. »
Mais lorsqu'ils repartirent tous les deux en direction de la ville, Isaac se promit d'aller porter la nouvelle à sa compagne : Priam allait être blond comme sa mère.
Et comme je sais qu'on va me faire la remarque
:
Juillet 37« Zut.
-Quoi ?
-J'ai oublié les fourrés aux épinards sur la table.
-Bah ! Kob fait toujours beaucoup trop à manger de toute façon.
-C'est vrai, mais Priam va bouder.
-Il n'est pas un peu grand pour ça maintenant ? »
Isaac jeta un regard amusé vers le petit blond accroché au bout de sa main. En entendant les mots de sa mère, il avait commencé à les scruter de ses yeux clairs. Il faisait mine de siffloter et de faire celui qui n'en avait cure, mais l'on sentait qu'il se retenait de toutes ses forces de pleurer l'oubli de ses tendres fourrés aux épinards. La petite famille de chevreuils parvinrent au quartier de Fer, et enfin à la maison de Kob dont les fenêtres luisaient dans l'obscurité. Ils entendaient les éclats de voix de l'extérieur, et avant même qu'ils ne toquent à la porte, Anissa leur ouvrit en grand, les yeux pleins d'enthousiasme.
« Vous êtes en retard bande de malotrus ! » Les apostropha-t-elle en guise de bienvenue. Mais elle revint vite sur ses paroles et se pencha en poussant des cris de gerbille attendrie : « Hiiii ! Petit Priam ! Allez viens me voir ! Roooh qu'est-ce que tu grandis vite ! Tu es à croquer, je vais te manger tout cru ! »
Priam se mit à se tortiller dans tous les sens en rigolant lorsque la femme se mit à le tripoter comme une petite peluche. Isaac et Rosalie entrèrent dans la maison. La demeure de Kob était spacieuse et bien éclairée, bâtie sur la butte du quartier de Fer aux côtés d'un chêne centenaire. Sans paraître encombrée, elle renfermait une bibliothèque immense et des coffres remplis d'outils de l'Ancien Temps, fermés à double-tour et dont la clé pendait toujours au cou de leur propriétaire. Ce soir, la table en bois de pin noir accueillait une bonne douzaine d'invités, en comptant le couple de chevreuils et leur fils. Les convives vinrent embrasser Isaac et Rosalie ; Kob, lui, les enlaça.
« Je ne vous vois presque plus tous les deux, leur dit-il.
-On a beaucoup de travail à l'hôpital, s'excusa Rosalie. Et j'ai rejoint l'équipe des chercheurs en médecine, on met au point de nouveaux élixirs !
-Bravo ! Je savais qu'ils verraient enfin ce que tu vaux ! Eh Priam ! Viens embrasser ton vieux Papi Kob ! Ahlala, tu fais toujours l'anguille quand on veut te faire un câlin, mais quand ce sont les bras d'une jolie fille tu ne dis plus rien, hein ? »
Le visage de Priam, toujours dans les bras de Anissa, vira au rouge vif et il tâcha de se dégager le plus rapidement possible des embrassades de la jolie fille. Tout timide et dans ses petits souliers, il vint coller un baiser sur la joue du vieux baudet. Rosalie lui frotta affectueusement la tête.
« Allez ! A table ! S'exclama Kob en frappant dans ses mains. Il faut que je vous fasse goûter mon nouveau jus de pomme : je l'ai laissé fermenter un peu, maintenant il a un peu de piquant qui lui rajoute du corps ! »
Bien évidemment, les fourrés aux épinards ne manquèrent pas aux estomacs affamés : les convives avaient déjà bien à faire avec le canard aux asperges, les pommes de terre en sauce, les tomates farcies de légumes et les petits pains fumés. Fidèle à la fois à sa curiosité et à son appétit de moineau, Priam ne prit que de toutes petites portions de tous les plats. Rosalie se retenait de ne pas se jeter sur le canard, qu'elle n'avait pas regoûté depuis des années. La conversation s'orienta vers tous les sujets possibles et imaginables en fonction de la position autour de la table. Du côté de Isaac, Rosalie, Priam, Kob, Haku et sa compagne, on tournait tantôt autour de la cuisine, tantôt autour de la politique, tantôt autour de leur vie familiale respective.
Haku s'était épris de Lila, une chienne viverrin de son espèce et à son tour avait eu un enfant seulement quelques mois après Isaac et Rosalie. Le petit canidé était lui pour le coup ''un petit gaillard'' car à seulement deux ans et demi, il en faisait voir des vertes et des pas mûres à ses parents et cavalait dans tous les sens. A cet instant, il avait déjà avalé comme un ogre son aile de canard et tirait la manche de Haku pour sortir de table et aller jouer. Priam en face l'épiait timidement, comme un moineau regarderait un coq faire son cocorico d'un air effrayé. Rosalie le remarqua et lui glissa à l'oreille :
« Tu peux aller jouer avec lui si tu veux. »
Priam rougissait et se tassait dans son pullover.
« Tu crois qu'il va te manger ? Insista-t-elle.
-Moui. »
La blonde rit et laissa Priam grimper sur ses genoux pour avoir une meilleure vue sur la table et les invités. Il porta son doigt à sa bouche et observa de ses yeux intelligents tous les adultes.
« Qu'il est sage... Affirma la compagne de Haku en le regardant.
-Oui, mais Monsieur est un grand timide, rétorqua Rosalie.
-Au moins il ne fait pas d'âneries.
-Euh... Non non. » Hésita Isaac.
Priam soudain prit la tangente en sentant que la conversation prenait un tournant qui ne lui était pas favorable. Il partit s'amuser avec les autres enfants en rougissant pendant que Isaac et Rosalie couvraient leur bouche de leurs mains pour cacher leur hilarité. Haku commença à se poser des questions et les interrogea. Isaac se reprit et s'expliqua en prenant un air faussement sérieux :
« Non non, il est sage comme une image, le seul problème c'est qu'il ramène des cadavres à la maison.
-Quoi ?! S'exclamèrent Haku, Lila et Kob en recrachant leur boisson.
-Rooh Isaac, n'abuse pas. Il l'a fait juste une fois, temporisa Rosalie avec un mouvement de main.
-Oui, pardon, je plaisantais.
-Mais expliquez bon sang !
-Mais il n'y a rien à expliquer, se gaussa le jeune homme. Un soir il a ramené le cadavre d'un lapereau en pensant qu'il était encore vivant. Il voulait qu'on le soigne.
-C'est... Mignon et dérangeant à la fois, balbutia Haku. Enfin surtout de la part d'un faon.
-Le pauvre quand même, songea Rosalie à voix haute. Il a tellement pleuré quand j'ai dû lui dire qu'on ne pouvait plus rien faire pour lui...
-En fait, depuis sa naissance il a une espèce de fascination pour les autres animaux, expliqua Isaac. Quand on se promène en forêt, il passe un temps fou à observer les canards sur l'étang...
-... Il ramène tout le temps des escargots et des bousiers à la maison...
-... Et quant à écraser les araignées dans la maison, c'est même pas la peine d'y penser, sinon il nous fait la tête pendant au moins trois jours. »
Haku et Lila se regardèrent, les sourcils haussés, étonnés par ce qu'ils entendaient les manies du fils des chevreuils. Surtout pour des carnivores, ils avaient du mal à comprendre ce profond intérêt pour les autres espèces de la nature, quand il ne s'agissait pas de les utiliser pour son propre bien. De leur côté, à force, Isaac et Rosalie avaient intégré ce respect envers les autres créatures s'ils ne voulaient pas attirer les foudres de leur fils. Enfin, les petites araignées, ils acceptaient, mais ils refusaient toujours d'avoir un blaireau de compagnie à la maison. Mais Kob trancha tout cela :
« Eh bien moi j'en dis que c'est une bonne chose ! C'est ce dont a besoin cette société, de cœur purs et innocents qui s'occupent de ce qui se trouve plus loin que leurs bottes !
-Kob, tu n'as pas envie de rejoindre le Conseil de nouveau ? Demanda Haku. Ceux qui y siègent en ce moment sont de vrais lascars, tu aurais beaucoup de succès toi. »
Depuis quatre ans, Kob avait de nouveau siégé une seule fois au Conseil pour seulement un mois. Sans trop d'explications, il s'était de nouveau retiré à la hâte, même si ses projets de politicien trouvaient un franc succès dans les quartiers en périphérie. En vérité, il n'y avait pas vraiment besoin d'une justification de sa fuite.
« C'est bien parce que c'est une bande de lascars au pouvoir que je ne compte pas y retourner, affirma Kob avec fermeté. Je risque ma peau là-bas. Les shapeshifters qui font un peu trop de bruit disparaissent du décor. Tenez, vous connaissez Nicolas et Alexandra ?
-Les loups ? Ils étaient membres il y a une dizaine d'années non ?
-Eh bien eux aussi. Virés du décor. Plus de nouvelles. Nada. Niet. C'étaient des partisans du mouvement pour la suprématie des Purs pourtant, mais il faut croire qu'ils commençaient à avoir un peu trop de pouvoir. Leur fils aussi, Gengys, on n'en entend plus parler. On dit qu'il est mort lui aussi.
-Kob, moins fort. »
Les enfants commençaient à tendre une oreille indiscrète vers la table des adultes, ce qui les força à changer drastiquement de sujet. Mais Isaac avait la nette impression que Kob, malgré son sourire, était très tendu. Quelque chose se passait de son côté qu'il ne voulait pas avouer. Lorsqu'ils commencèrent à débarrasser la table pour laisser place aux tasses de thé, Isaac s'approcha de Kob et fit mine de l'aider à empiler les assiettes dans la bassine de nettoyage, à l'abri des regards. Il lui souffla :
« Tout va bien ? »
Kob prit une grande et difficile inspiration, comme s'il allait se mettre à pleurer. Il passa une main sur son visage et se reprit. Il lâcha à voix basse :
« J'ai retrouvé Hypsos. Il est à Ragnok. »
Isaac frémit.
« Tu en es sûr ? Comment le sais-tu ?
-C'est Marie -tu sais, la loutre- qui l'a croisé par hasard. Je lui ai envoyé des lettres, mais il refuse de me répondre. Je doute même qu'il les lise.
-Moi aussi j'en doute, admit Isaac. Kob, écoute. Il ne faut pas que tu te mettes dans cet état-là. Hypsos est grand à présent, il peut se débrouiller seul.
-Je ne remets pas en doute son intelligence et sa débrouillardise, coupa Kob en s'essuyant les yeux. Seulement, cela me fend le cœur qu'il ait coupé tous les ponts avec moi depuis notre dispute. C'est... C'est moi qui l'ai recueilli... Je l'ai élevé comme un fils, comme toi Isaac...
-Ce que je vais te dire Kob est douloureux, mais je doute que Hypsos t'ait un jour réellement considéré comme son père. Moi, il ne m'a jamais vu comme un frère, alors j'ai fait de même. C'est un garçon spécial tu le sais, tu as tenté de l'éduquer et de l'aimer, et même si ça n'a pas marché, tant pis.
-Oh Isaac... Soupira Kob. Si seulement j'avais un esprit aussi analytique que le tien. Comment tu réagirais, toi, si Priam à quinze ans s'enfuyait de la maison et n'y revenait plus jamais ? »
Isaac jeta un regard par-dessus son épaule vers son petit garçon. Il souffla avec un sourire :
« Honnêtement je suis incapable de l'imaginer. Priam a beau avoir trois ans, je sais déjà qu'il ne ressemble en rien à Hypsos. Oh s'il-te-plaît Kob... Ne cherche pas à aller le retrouver à Ragnok. Il t'a déjà fait suffisamment de... »
Mais leur discussion vira court car Rosalie débarqua dans la petite pièce en leur reprochant de faire des cachotteries. Kob et Isaac secouèrent la tête et rejoignirent les autres. Ils se réunirent de nouveau autour de la table pour partager la fin du repas en noyant leurs soucis dans les tasses d'infusion. Le nouveau breuvage concocté par les soins de Kob semblait avoir un effet sur les esprits car après avoir vidé plusieurs bouteilles à douze, la conversation s'orienta vers des sujets de plus en plus légers, et les éclats de rire se multiplièrent autour de la table.
Soudain, Isaac sentit qu'on lui tirait la manche. Il était en pleine hilarité suite à une plaisanterie de Anissa, mais il se calma de suite en voyant les yeux pleins de larmes et la frimousse toute barbouillée de terre de Priam.
« Papa... Gémit-il.
-Mais qu'est-ce qui t'est arrivé ? Demanda Isaac, inquiet mais prenant la voix la plus douce possible.
-Priam, où est passé ton pull ? »
Remarque pertinente de Rosalie, puisqu'en effet, le blondinet était torse nu avec une écorchure sur le coude. En face, Haku et Lila réceptionnèrent leur propre enfant, intact et toujours habillé mais très boudeur. Isaac descendit de son siège et s'agenouilla près de son fils pour écouter les maigres bégayements qui sortaient de sa bouche.
« Onétaidehorépuicélésautrequiontapé... Et et et... Jaipulepull...
-Qui ça 'les autres' ? Les enfants des voisins ? »
Priam hocha la tête et versa toutes les larmes de son corps comme lui seul savait si bien le faire. Isaac s'appliqua à consoler son faon en le prenant dans ses bras et lui assurant que ça n'était pas grave et que ce n'était qu'un simple pull. Ce ne fut pas le réflexe de Rosalie puisqu'elle retroussa ses manches et fila à l'extérieur en fulminant :
« J'vais me les faire ces p'tits cons.
-Non Rose att... ! »
Trop tard, elle avait déjà disparu. Isaac hissa son enfant sur ses genoux et le laissa inonder sa chemise de larmes. Il caressait sa tête blonde avec douceur pendant que la tablée s'agitait et grondait sur le voisinage et la fausse réputation du quartier de Fer.
« Ce sont les gamins de Keram, gronda Kob. Cet homme a beau faire le propre sur lui et rejeter toute les fautes du monde sur le dos des non-purs, il est incapable de bien élever ses enfants.
-Tout va bien mon petit Tim ? Dit doucement Haku à son rejeton rouge de colère.
-Ui ! Piailla le petit en frappant de son petit poing sur la table comme un adulte. Tim i'veut pas qu'on prende son doudou ! Tim il'a tapé les méchants pour qu'i partent ! »
Isaac observa l'air déterminé du petit Tim et sa bouche grande ouverte d'indignation. Il ne pleurait pas, il était seulement enragé que des grands enfants se soient moqués de lui et aient profité de leur supériorité en nombre et en âge. Le père baissa ensuite les yeux vers son fils qui tremblait encore de honte, blotti contre sa poitrine, et plus il comparait la réaction des deux enfants, plus il se questionnait sur lui-même. Sur son rôle de père. Si Priam qui était plus âgé encore que Tim pleurait à chaudes larmes pour un vêtement volé et un honneur bafoué, était-ce de la faute de Isaac qui manquait quelque chose dans son éducation ? Priam était-il vraiment prêt pour affronter le monde avec la candeur que lui inculquaient ses parents ?
Rosalie revint enfin, l'air fier. Elle tenait à bout de bras le pullover de Priam, et sa face encore rouge indiquait qu'elle avait bien vociféré sur les vauriens. Elle s'accroupit à côté de Isaac et embrassa la joue de Priam.
« Ne pleure pas mon bonhomme, lui dit-elle à voix basse. Maman leur a botté les fesses, ils ne sont pas prêts de revenir. Regarde ce que j'ai récupéré ! »
Elle lui fit de nouveau enfiler son pull et Priam consentit enfin à sécher ses larmes et à sourire de nouveau. Au terme de la soirée, il finit même par s'endormir dans les bras de son père, et il ne se réveilla même pas lorsque Isaac et Rosalie rentrèrent dans leur foyer. Isaac le coucha dans son lit, l'enveloppa dans ses couvertures et referma les rideaux qui le séparait du reste de la pièce. Lui et Rosalie ne tardèrent pas non plus à se coucher, mais Isaac ne parvint pas à trouver le sommeil. Il se retourna encore et encore sur le matelas, songeant à tout et rien, à Priam, à Kob, à Hypsos, à Rosalie. Il fut coupé dans ses songes nocturnes lorsque la voix de Rosalie retentit près de son oreille :
« Tu me donnes le tournis à te retourner comme ça. Qu'est-ce qui t'arrive ?
-Rien rien, rendors-toi. » souffla Isaac en secouant la tête.
Il sentit une main lui attraper le menton et le malaxer pour jouer les ventriloques.
« ''Oooh ma Rosie d'amour que j'aime ! Tu es si gentille de renoncer à ton sommeil pour me demander ce qui ne va pas ! Tu es la meilleure des...''
-Oui bon ça va ! Chuchota le brun. Est-ce que... Est-ce que tu penses que je suis un bon père ?
-Allons bon ! Cette question ! Tu t'attends à quelle réponse petit nigaud ?
-En fait, je repensais à tout à l'heure. Ce n'est pas la première fois qu'il se fait brutaliser par des gamins du quartier.
-C'est parce que c'est des crétins, un point c'est tout. »
Isaac souffla du nez et laissa Rosalie poser sa tête contre son cœur. En tassant dans la couverture, il souffla :
« Il est beaucoup trop pur pour ce monde. »
Il tourna le regard vers le plafond d'un air songeur.
« Rose, et si... Et si c'était nous qui échouions quelque part ? Et si justement on l'élevait avec trop de douceur et on ne l'endurcissait pas assez pour ce monde ?
-Je ne suis pas d'accord Isaac. »
Rosalie se redressa sur ses coudes et le regarda d'un air sérieux. Elle poursuivit avec fermeté :
« Ce n'est pas à Priam de régresser pour être à la hauteur du monde. C'est au monde de s'élever pour être à sa hauteur.
-Mais il risque de vivre de nombreuses désillusions et de se faire marcher sur les pieds...
-Alors on développera son esprit critique et on lui apprendra à être prudent. Je refuse de l'élever à la dure, de le mettre dehors à chaque fois qu'il pleure en pleine nuit et de sortir le ceinturon quand il ramène un animal à la maison. Et je sais que toi non plus tu ne le veux pas.
-Non... Pour rien au monde.
-Exactement. Parce qu'on vaut mieux que ça, et lui aussi. »
Le son de petits pas sur le plancher les tira de leurs pensées nocturnes lorsqu'il retentit dans l'obscurité.
« Qu'y a-t-il Priam ?
-J'ai fait un cauchemar... Minauda le petit garçon d'une toute petite voix.
-Allez. Viens. »
Rosalie et Isaac firent une place entre eux pour laisser Priam s'y glisser avec délicatesse. Ils le recouvrirent des draps et de leurs bras, non sans s'échanger un regard amusé.