L'ombre du renard

Le groupe d'amis haussa les épaules avec déception et tourna les talons. Nihil reprit donc sa tâche et continua d'empiler les chaises et les sièges les uns sur les autres contre le mur. Il pouvait comprendre la confusion des clients : les volets du bar étaient grands ouverts pour laisser l'air aérer la pièce en plein remue-ménage. Le serveur était seul avec Mako, qui s'occupait de nettoyer la scène et les instruments. Pendant que l'un poussait les meubles, l'autre lustrait le piano aussi méticuleusement que possible. Callisto avait quitté la ville ce matin pour aller chercher des cargaisons entières de produits qui venaient du Sud, et Ushio était à la plage avec Lyanna pour poursuivre les essais d'embarcations.

« J'ai entendu que ta gamine servait de cobaye à la lynx qui se la joue grand inventeur, demanda Mako en nettoyant son éponge. T'as pas peur qu'elle la noie un jour ?

L'aveugle tendit l'oreille. Quelque chose approchait. C'était comme les patrouilles de la milice, au temps du ghetto d'Ewilem. Cette seule pensée suffisait à le faire frémir, comme les relans de son vécu dans le camp des Hybrides avec Ushio.

Mako secoua la tête. C'est lorsque les êtres en question apparurent dans son champ de vision qu'il comprit ce qu'avait entendu Nihil. Il sauta de l'estrade et s'approcha de l'entrée face à la rue.

Ils n'étaient pas très nombreux, mais ils marchaient en rangs serrés, armes à la ceinture, enveloppés de manteaux gris, en forme humaine, masque numéroté sur le visage. Il n'y avait que des hauts nombres : vingt-huit, trente-cinq, cinquante-et-un... Mako savait qu'il y avait une grande réunion entre villages ce jour-là à Varkens, mais il ignorait que les nouveaux maîtres d'Ewilem avaient été conviés eux aussi. En tout cas, ils étaient en train de repartir. Nihil s'en détourna, peu concerné par l'affaire. Il retourna à son travail avec sa tranquilité habituelle. Le bruit de leurs talons contre le sol lui donnaient des frissons dans le cœur.

Nihil sursauta. Le bruit des talons retentissait sur le sol du bar. Le groupe de masqués s'était arrêté devant l'établissement, et l'un des soldats était entré à la hâte, le regard rivé sur la scène. Nihil comprit qu'ils n'avaient eu cure des demandes du jeune employé et s'approcha à son tour, fronçant les sourcils.

« S'il-vous-plaît, leur dit-il avec politesse et fermeté. Il vous a informé que l'établissement était fermé. Sortez maintenant. »

Le masqué grimpa sur scène. Il s'arrêta devant le piano, observa son clavier en appuyant sur quelques touches, et s'exclama :

Son cri attira tout son groupe. Les masqués encerclèrent la scène et Nihil. Mako s'était éloigné derrière le comptoir, peu rassuré.

« Que fait cet instrument ici ? Demanda le Vingt-huit en mettant la main à son épée.

-Il appartient à celle qui tient ce bar, expliqua Nihil d'une voix neutre.

Son ton avait monté d'un cran. Cette situation le rendait nerveux. Il voulait qu'ils s'en aillent. L'odeur de leurs vêtements lui montait à la tête, sans qu'il ne sache pourquoi. La pointe d'une lance se ficha sous sa gorge. Mako retint une exclamation.

Sans prévenir, Nihil écarta la lance avec la fermeté d'une machine. Il siffla entre ses dents :

Il ne sut d'où cette impulsion lui vint, et il ne le saura jamais. Mais cette lance qu'il tenait dans son poings, il la brisa en serrant ses doigts autour d'elle. On le prit au col. Une épée que l'on dégainait de son fourreau crissa dans son oreille. Rapide comme l'éclair, il se baissa, et en attrapant le bras de son assaillant, il le fit basculer sur le dos dans un bruit sourd.

Mako voulut s'enfuir en courant du bar où l'altercation dégénérait en bagarre pour prévenir la milice, mais il ne parvint pas à sortir du comptoir au fond de la salle. Il était forcé de regarder Nihil se défendre contre huit soldats en armes. Il était acculé, mais il combattait comme s'il était né pour ça. Même sans ses yeux, il parvenait à prévenir les coups. Sa force, c'était sa rapidité.

L'aveugle balayait les jambes de ses adversaires, déviait les coups de poings, visait les gorges grâce au son de leur voix pour leur couper le souffle. Il lui était déjà arrivé de devoir gérer un client alcoolisé et violent, mais ce n'était jamais arrivé à ce point-là. Pour l'instant, il tenait bon. S'il continuait ainsi, il pouvait les tenir en déroute le temps qu'un milicien arrive. Pour avoir répondu aux coups pour protéger le piano, il aurait sûrement une sanction, mais tant pis. Callisto le défendrait contre les forces de l'ordre pour sûr.

Il allait mettre un dernier assaillant masqué à terre, quand il sentit une force le balayer d'un seul coup. Il reçut un coup sec sur la tempe. Un coup venu de nulle part, qu'il n'avait pas vu venir. Il étouffa un gémissement et perdit son appui. Le nouvel adversaire en profita pour le faire plier, et enfonça son poing dans son ventre, puis son coude sur sa nuque. Nihil s'effondra à terre. Il voulut se relever tout de suite, mais on lui coinça les bras dans le dos.

Celui qui avait entravé Nihil et crié ces paroles, c'était un nouveau masqué, arrivé en plein pendant la bagarre. Il s'était jeté dans la mêlée pour stopper l'aveugle qui de l'extérieur, semblait laminer chacun de ses subordonnés sans pitié. C'était le numéro Cinq. Accroupi au-dessus du dos de l'aveugle, il toisa chacun des autres masqués dans l'attente d'une réponse.

« Ces shapeshifters sont en possession du piano du Maître. » Expliqua l'un d'eux.

Cinq suivit du regard le doigt tendu du trente-cinq. Ses poings se serrèrent autour des bras de Nihil.

-Espèces d'idiots, maugréa Cinq d'une voix sombre. Ce n'était pas un mensonge. Le Maître a légué l'instrument à la musicienne. Et maintenant, à cause de votre bêtise, vous semez la pagaille en ville. Que dira Trois quand elle verra vos dégâts ?! »

Tous baissèrent la tête et reculèrent d'un pas. Cinq se dépêcha de relâcher Nihil.

Nihil se releva en tournant le dos à Cinq et se massa les épaules.

« Callisto m'avait parlé des salutations chaleureuses que vous réserviez aux étrangers, railla Nihil avec amertume. Mako ? Tu vas bien ?

-Nous ne pouvions pas savoir, se justifia un masqué avec orgueil. Il n'existe qu'un piano sur terre, et c'est celui de Un. Pardon Cinq. Mais nous n'étions pas au courant. »

Mais Cinq était muet. Muet depuis que Nihil avait pris la parole.

Raide comme une branche, il fixa l'aveugle. Nihil entendait son souffle court, un étonnement amer le gagna. Au bout d'un instant dans le silence le plus froid, Cinq fit quelques pas pour le contourner, et se retrouva face à lui. Doucement, il leva la main et repoussa une mèche qui tombait devant les yeux de Nihil. Ses mains, déjà fébriles, furent prises de tremblements incontrôlables.

A travers son souffle coupé, d'une voix blanche et étouffée, soudain il gémit :

C'était la première fois. La première fois qu'on le reconnaissait.
Pas parce qu'il était l'homme rouge. Mais parce qu'avant la boîte, il était un autre.
« Sortez. Sortez tous ! »
Les masqués obéirent aux ordres de leur supérieur, tout comme Mako. Nihil devint aussi mutique que Cinq quelques secondes auparavant. Il se laissa pousser comme un pantin à l'écart des autres, près du piano.
« Je n'en reviens pas... » Balbutiait Cinq.
Il le dévisageait, repoussait les longues mèches de ses cheveux, scrutait dans son regard vide. Il se massait la tête, comme pris de panique.
« Dareios... Je ne peux pas le croire... Tout ce temps... Tout ce temps, tout le monde vous croyait mort... Mais vous étiez seulement en train de vous cacher... Et c'est ici que je vous retrouve... Vous... Vous êtes aveugle... ? Quatre doit le savoir ! »
Il recula d'un pas, fit passer ses mains sous son masque pour se masser les joues.
« Mais dites quelque chose bon sang ! » S'écria-t-il tout-à-coup.
Si Nihil pouvait voir, il aurait le regard vide. Vide comme son esprit. Tout son monde intérieur était en train de basculer, de se briser en mille morceaux. Ce shapeshifter brisait la porte qui le coupait de sa vie antérieure. Il ne s'était jamais préparé à cela. Il ne savait pas comment réagir. Jamais dans sa vie il ne s'était autant demandé qui il était vraiment.
« J... J'ai perdu la mémoire. »
C'était sûrement la chose la plus intelligente qu'il aurait pu dire à ce moment-là. Mais cela n'eut pas le mérite de calmer la panique de Cinq.
« Vous ne vous rappelez plus de rien... ? Vous ne savez pas qui je suis ? »
Nihil secoua la tête.
« Je ne connaissais pas mon nom avant que vous ne le disiez.
-Comment est-ce possible ? »
Nihil parvint à reprendre son calme, même si son cœur continuait de palpiter sans relâche. Il se dit qu'il n'aurait rien à gagner à lui mentir, il était déjà trop enfoncé pour pouvoir se dégager. Il pensa soudain à Ushio, son image s'éloignait à mesure qu'il s'enfonçait dans cette part inconnue de lui-même. Cette sensation lui était douloureuse.
« Mes premiers souvenirs remontent à huit ans plus tôt, expliqua-t-il. Je me suis réveillé dans une benne, aux alentours des Ruines ; j'étais blessé et presque aveugle. A part ça, rien.
-Ça concorde, déclara Cinq en hochant la tête. Ça explique pourquoi vous n'êtes jamais revenu. J'ai failli ne pas vous reconnaître avec vos longs cheveux et vos yeux pâles. »
Il se recula et fit les cent pas dans la pièce.
« Il faut le dire à Quatre. Absolument. Elle est en ville. Et ensuite, il faudra le dire au... Non ! »
Il s'arrêta, comme pris d'une attaque.
« Le Maître doit le savoir. Mais je ne sais pas si... Je ne sais pas... Peut-être qu'il ne faudrait mieux pas... Non. Il doit le savoir. Il est celui qui mérite le plus de le savoir. Mais... Non. »
Il semblait tiraillé par ses pensées, voire torturé. Nihil ne savait pas quoi en penser. Alors ainsi, il connaissait des membres du Cercle, ce groupe dont tout le monde parlait en ce moment. Plus encore, il semblait connaître leur chef, Un, comme l'avait supposé Callisto avec cette affaire de piano. Il fouillait, encore et encore, mais les souvenirs ne lui revenaient pas. En revanche, l'odeur de son manteau lui picotait les narines.
« Je ne voudrais pas occuper le bar de l'ânesse pour des affaires personnelles, coupa Cinq. Y a-t-il un endroit à l'écart où nous pourrions discuter ? »
Il aurait pu lui envoyer cette cymbale à la figure et s'enfuir en courant, retrouver Ushio et se détourner de ce passé qui revenait le hanter. Mais il n'arrivait pas à s'y résoudre. Il était terrifié, bien sûr, mais une part de lui était aussi fascinée. Fascinée d'avoir enfin trouvé la clé de l'énigme de son existence. Il était au bord du précipice. Il devait sauter.
« Allons chez moi. »




Cinq avait intimé à sa troupe d'aller chercher le numéro Quatre. Ils étaient partis avant que la milice ne rapplique. Nihil avait regagné son logis en compagnie du masqué. C'était la maison qu'il occupait avec Ushio depuis leur arrivée à Varkens. Ses jouets traînaient encore sur le sol. Maintenant, il attendait le retour de Cinq, abattu par un brouillard de pensées.
Quel idiot. Qu'est-ce que je suis en train de faire ? Se dit-il en se massant le crâne.
Soudain, sa porte s'ouvrit à la volée dans un fracas. Une grande femme aux épaules droites et aux cheveux châtains apparut dans l'embrasure. Elle portait le masque numéroté quatre. Ses mains tremblaient, plus encore que celles de Cinq.
« Dareios... »
Nihil ne put voir la grosse larme dégringoler sur son masque blanc, mais il entendit le craquement dans sa voix. Il n'en fut que plus troublé.
Et tout-à-coup, elle avala la distance entre elle et lui et l'enlaça si fort que Nihil lâcha un hoquet de surprise. Jamais il n'avait été touché de la sorte, avec tant de passion, de tristesse, de soulagement. Qui était-elle ? Que lui avait-il fait ? Ça n'avait pas été la même relation qu'avec Cinq, il pouvait le sentir au contact de son visage contre son cou. Mais son odeur... Son odeur lui parut si agréable, si douce, qu'il se sentait transporté par une brise de mélancolie. Elle se détacha un instant de lui, et prenant son visage dans ses mains, elle murmura en suppliant :
« Dareios, par pitié, dis-moi que Cinq m'a menti. Dis-moi que tu te souviens encore de moi... Mais tu... Ta vue ! Ta vue a encore baissé ! »
Elle retira son masque et prit les mains de Nihil pour les poser sur ses propres joues. L'aveugle toucha alors la douceur de sa peau, la rugosité de la cicatrice sur son front...
« C'est moi. Aryane. »
L'air attristé, il secoua la tête.
« Je suis désolé. »
Une autre larme coula sur sa joue. Elle se recula en l'essuyant d'un revers de poignet.
« Excuse-moi, dit-elle à mi-voix. Quand Cinq est venu me chercher en m'annonçant qu'il t'avait retrouvé, je me suis effondrée. Je savais que tu étais en vie. J'en étais convaincue. Et tu ne peux savoir comme je suis heureuse de te retrouver, même après tout ce temps... »
Elle s'approcha de nouveau, lui prit les mains, caressa doucement sa barbe. Nihil se laissait faire, inquiet mais aussi apaisé par le bercement que lui procurait sa voix et ses caresses. Ils lui paraissaient étrangement familiers. Il prit enfin la parole :
« Je suis désolé si je ne me rappelle de rien. Mais comprends bien que c'est la première fois que quelqu'un me reconnaît.
-Nous t'avons fait peur ?
-Je me sens perdu.
-Pardonne-moi, je ne devrais pas te toucher si tu ne sais pas qui je suis. »
Elle se détacha de lui, mais il fit glisser une main sur son bras pour lui signifier qu'il ne lui en voulait pas. S'il l'avait connue en ces temps-là, leurs liens avaient dû être forts, Nihil ne pouvait en douter. Quatre remit son masque, mais son regard dévia vers les jouets d'Ushio. Elle écarquilla les yeux.
« Tu as... Tu as un enfant... ? »
Nihil fronça les sourcils, pris par le doute à cause de sa voix brisée.
« Une petite que j'ai recueillie l'hiver dernier. »
La masquée hocha douloureusement la tête, mais ne redit rien. Elle leva les yeux vers lui, le dévisagea, le couva du regard, comme si elle voyait en lui un souvenir particulièrement magnifique. Elle se retenait de le toucher à nouveau. Ses poings se serrèrent. Si fort qu'il se remirent à trembler.
« Je... » Commença-t-elle.
Nihil fit un pas vers elle et posa une main apaisante sur son épaule.
« Aryane, du calme. Tout ceci me fait peur, oui. Mais ce qui est fait, est fait. J'ai peut-être perdu la mémoire et la vue, mais j'ai encore toute ma tête. Je peux écouter ce que tu as à me dire, toi et le masqué Cinq. Si j'en crois vos réactions, j'étais dans le Cercle, moi aussi, n'est-ce pas ?
-Quoi, tu veux tout savoir, vraiment ? Alors que tu as une nouvelle vie, ici, avec ta fille ? »
Les mots manquèrent à Nihil. Elle n'avait pas tort, certes, mais surtout, après le déchaînement de ses sentiments quelques instants plus tôt, ses paroles apparurent comme un trésor de bonté de sa part.
« Non. Tu as peut-être raison, soupira-t-il. C'est seulement un caprice de ma curiosité. Mais... Si j'en crois la manière dont tu as réagi à ma vue...
-Crois-moi Dareios, affirma-t-elle. L'idée de te quitter à nouveau me torture. Mais j'imagine bien que tu n'as plus aucune idée de ce que nous avons été toi et moi, et... Je ne t'en veux pas. »
Nihil secoua la tête.
« Au contraire, j'ai une sensation étrange dans la poitrine quand tu me parles. »
Les yeux de la shapeshifter s'éclairèrent. Mais elle les détourna à nouveau.
« Peu importe. Il faut mieux arrêter là maintenant. Te laisser mener ta vie tranquille à Varkens pendant que je retourne à Ewilem. Faire comme si rien ne s'était passé.
-Pourquoi ?
-Parce que c'est mieux ainsi. Tu ne connais pas toute l'histoire. Tu ne sais pas dans quelles conditions tu as disparu. »
Il allait répondre, quand soudain, la porte s'ouvrit de nouveau, plus violemment cette fois-ci. Quatre se figea, et prise d'un frisson, elle s'inclina. Nihil se mit sur la défensive, l'odeur du cuir et du métal lui prenant de nouveau les narines.
« Je n'y croyais plus. » Retentit la voix de la masquée numéro 3.
Quatre se redressa à la hâte et s'interposa entre sa supérieure et Nihil.
« Il ne se souvient plus de rien, Trois ! S'écria-t-elle. Ça ne sert à rien !
-Ecarte-toi. Dépêche-toi. »
Elle hésita un instant, mais finit par se décaler, tête baissée. Trois s'avança alors et approcha son visage de celui de Nihil. Il demeura impassible, conscient de la position délicate dans laquelle il était. Ce n'était pas les mêmes retrouvailles qu'avec Quatre et Cinq. Celles-ci étaient beaucoup plus froides et vives. Cinq était derrière, avec d'autres subordonnés, en train d'observer la scène d'un air gêné. Il leur lança :
« Alors que fait-on ? »
Trois fit glisser son regard sur tout le corps de l'aveugle, la main sur son épée.
« Il faut prévenir le Maître. »
Un frisson traversa les masqués présents.
« Attendez, Trois ! Intervint Quatre. Dareios est un autre shapeshifter à présent, il a reconstruit sa vie loin de nous ! Pourquoi prévenir le Maître ? Ça ne l'avancera à rien avec un amnésique !
-Quatre, tais-toi. Dareios, je vous prierai de vous suivre sans faire d'histoires.
-Mais... »
Trois dégaina lentement son épée et dit à Quatre d'une voix menaçante :
« Tu frôles l'insubordination. »
Mais Nihil s'interposa entre les deux femmes, plus pour protéger Quatre que pour empêcher un affrontement. Il dit à Trois d'une voix dure :
« Comme Quatre l'a si justement souligné, j'ai reconstruit une vie ici. Je veux bien vous suivre, si vous me promettez que je reviendrai à Varkens dans peu de temps.
-Ce sera au Maître d'en décider. Mais vous pourrez compter sur sa clémence.
-Très bien. Laissez-moi seulement dire au revoir à ma fille.
-Si tel est votre souhait... »

Mako tressaillit et quitta son poste de garde. Il appela les autres dans la taverne. Nihil revenait enfin. Mais il n'était pas seul. Les numéros Trois, Quatre et Cinq l'accompagnaient. Une petite chose fila entre les jambes de Mako. En quelques foulées, elle s'était lovée aux pieds de l'aveugle et s'accrochait à sa chemise.
« Qu'est-ce qui se passe ? Qui c'est ? » Fit-elle d'une voix étouffée dans les pans du vêtement.
Nihil la prit par la main et reprit son chemin avec ses deux gardiens.
« Nihil, qu'est-ce qui se passe ? Tu connais ces gens ? » Demanda Mako en arrivant à son tour.
Il lui fit signe d'attendre. Il se tourna vers les masqués.
« Vous pouvez nous laisser seuls ? Le temps de...
-Le temps de quoi Nihil ? Je peux savoir c'qu'ils foutent là, eux ? »
Cinq se braqua, comme s'il se préparait à recevoir un coup de gourdin. Nihil n'était pas le seul à être revenu à la taverne. Callisto sortit à son tour, l'air sévère. Elle toisa les deux masqués.
« Ça faisait longtemps, tiens, railla-t-elle à leur adresse. Comment qu'il va ce cher Numéro Un ?
- Bien, répondit Trois avec froideur.
- Génial. Et maintenant vous allez m'expliquer pourquoi vous venez tabasser mes musiciens pendant que j'ai le dos tourné ? »
Nihil la prit par l'épaule et l'emmena à l'intérieur, tenant une Ushio inquiète par l'autre main.
« Nihil, tu vas m'expliquer ce que c'est ce bordel ? Insista Callisto. Mako m'a dit que l'autre buse t'avait reconnu.
- Je vais devoir partir dans les Ruines un certain temps, coupa-t-il. Tu peux retenir ça sur mon salaire, mais s'il-te-plaît, prends soin d'Ushio en mon absence.
- Mais qu'est-ce que tu me chan... »
Nihil ne l'écouta plus et s'accroupit face à la petite. Ushio se braqua immédiatement. Elle avait compris. Elle avait compris qu'une fois de plus, on la laissait derrière. Elle détourna le regard et dégagea sa main de celle de Nihil. Comme il l'entendait, il lui assura simplement :
« Ce ne sera pas long. »
Ushio fronça les sourcils, ses petits poings serrés.
« Maman m'avait dit ça aussi. »
Il baissa la tête, résigné. Ushio parlait comme une grande, mais elle restait une petite fille. Des larmes coulèrent de ses paupières pendant qu'elle agrippait rageusement les pans de sa jupe. Deux saisons. Seulement deux saisons d'idylle s'étaient écoulées avant qu'on ne lui arrache son bonheur de nouveau. Elle était maudite. Ils la quittaient tous les uns après les autres. Un jour, elle se retrouverait toute seule, parce qu'ils l'abandonnaient tous. Même Nihil, le seul qui était venu la sauver, le seul qui l'avait suffisamment tenue en estime pour lui faire une promesse.
« Tu te rappelles ce que je t'ai dit l'hiver dernier, quand je t'ai retrouvée à Ewilem ? » Lui demanda-t-il d'une voix douce.
Elle connaissait la réponse, mais sa gorge était trop serrée pour pouvoir la prononcer. Elle se renfrogna plus encore, puis, comme elle avait ce réflexe quand elle pleurait trop, elle vint se loger dans ses bras. En lui caressant la tête, Nihil poursuivit :
« Je t'ai promis qu'on resterait ensemble. Et on le fera. »
Renfrognée, Callisto croisa les bras. Elle toisa Nihil, puis les deux masqués à l'extérieur. Au fond, garder Ushio ne la dérangeait pas plus que ça. Le problème, c'était le départ de Nihil en lui-même ; pas parce qu'elle n'aurait plus son pianiste sous la main, mais parce qu'il allait suivre le Cercle. Mais comme s'il pouvait lire ses pensées, Nihil se releva et lui dit en élevant la voix :
« Tu m'avais dit que j'avais tort d'abandonner mon ancienne vie derrière moi, tu t'en souviens ? Eh bien nous y sommes : je vais à sa rencontre.
-Je peux pas t'en empêcher, rétorqua-t-elle avec amertume. Mais là tu m'inquiètes. »
Nihil allait répliquer quand Quatre entra dans le bâtiment. Callisto se tendit et Ushio, effrayée par son masque, se cacha derrière Nihil. Quatre s'avança à la hâte vers le trio et s'adressa aux deux filles, la main sur le cœur.
« Je vais veiller sur lui, je vous le promets. »
Elle caressa brièvement la tête de la petite fille, puis tourna les talons, entraînant Nihil dans son ombre. Ushio voulut courir à sa suite, mais Callisto l'en empêcha en l'attrapant par le bras. Ses larmes coulèrent de plus belle. Impuissantes, elles le regardèrent quitter Varkens encerclé par les shapeshifters aux masques blancs.
« Quand il reviendra, on lui fera sa fête. »




Le voyage jusqu'à la Forteresse dura plusieurs jours. Nihil, sous sa forme de renard pour supporter le trajet, était entouré par pas moins de vingt masqués, humains ou animaux. Il gardait la tête basse, tendait l'oreille dans l'attente qu'on lui adresse la parole, mais cela n'arriva jamais, comme si les soldats avaient peur de trépasser une règle établie tacitement par leur maître.
Seule Quatre vint le voir, le dernier soir avant leur arrivée, tandis que les autres étalaient leurs sacs de couchage et prenaient leur tour de garde. Elle lui apporta une part du gibier qu'ils avaient chassé pour le dîner.
« Elle s'appelle Ushio, c'est ça ? Ta petite. » Lui souffla-t-elle.
Content qu'Aryane vienne lui parler, Nihil dressa les oreilles. La question cependant l'enveloppa dans la mélancolie.
« Oui.
- Ce n'est pas si étonnant qu'on te retrouve avec un enfant. Tu as toujours eu un don avec les jeunes. »
Surpris, il pencha la tête sur le côté.
« Vraiment ? Je me suis pourtant trouvé maladroit quand j'ai dû prendre en charge Ushio.
- Pourquoi ? Que s'est-il passé ? »
Nihil lui raconta alors toutes ses péripéties en compagnie de la petite fille, de sa discussion avec la mère brebis jusqu'au bar de Callisto. Il narra son passage dans le ghetto d'Ewilem, la mort du père, son témoignage de la libération de la ville, le lien qui s'était tissé entre les deux êtres qu'il n'arrivait toujours pas à expliquer tout-à-fait. Aryane l'écouta tout au long, emportée et attendrie par le récit. Elle en vint même à étouffer des rires dans son poing en jetant des regards derrière elle pour s'assurer qu'on ne les écoutait pas.
« Non en vérité, Ushio m'est tombée dans les bras sans que je ne m'y attende, et je me suis retrouvé à lui promettre une nouvelle famille alors que je ne me considère même pas comme un père.
- Mais moi j'ai vu comment elle te regardait. Tu comptes beaucoup pour elle, j'en suis sûre. Un peu plus, et elle se mettrait à t'appeler "maman". »
Nihil souffla du nez. Le cœur plus léger, il commença donc à attaquer son repas à grandes bouchées. Quatre le regarda manger, l'air pensif.
« Tu sais, tous les deux, si on s'était rencontrés en dehors du Cercle, on aurait pu... »
Nihil s'arrêta, l'oreille dressée. Mais Quatre se rembrunit soudain.
« Non, rien. Mange bien, une longue journée t'attend demain. »
Elle voulut se redresser, mais juste avant, elle se pencha à l'oreille du renard et murmura :
« Quand tu verras le Maître, ne lui dis pas ce qu'il s'est passé entre toi et moi à Varkens. S'il-te-plaît. »
Puis elle s'en alla pour aller prendre son tour de garde. Mais Nihil eut du mal à terminer son dîner ce soir-là. Son esprit tout entier était occupé à ressasser chaque mot, chaque geste échangé avec les membres du Cercle, et surtout avec Quatre, avec Aryane. Plus elle se rapprochait de lui, plus il l'appréciait, plus elle le troublait.
Était-il possible qu'ils fussent amants, avant sa perte de mémoire ?




La caravane de voyageurs quitta enfin la forêt pour s'engouffrer dans la jungle urbaine. Nihil ne sentit plus que le vieil asphalte craquelé sous ses coussinets. Depuis que Quatre était venu l'aborder la veille, Trois ne le quittait plus d'une semelle, lui ordonnait poliment d'avancer à chaque fois qu'il faisait une halte pour humer une odeur. A présent bien installé dans une vie de sédentaire avec Ushio, il avait perdu l'habitude des grands voyages : ses pattes étaient douloureuses et les muscles de ses cuisses le tiraient. Lorsque le soleil fut à son zénith, ils descendirent dans une bouche de métro et suivirent un tunnel sombre jusqu'à parvenir à une porte de secours. Elle menait à un véritable labyrinthe souterrain en béton, ponctué de masqués qui marchaient tout en armes. Le groupe se disloqua quand ils parvinrent à une cave aménagée en quartier général pour soldats. Nihil perdit la trace de Quatre à ce moment-là. Parmi les nombreuses effluves qui s'échappaient des corps dans la salle, Nihil en reconnut quelques-unes tout-à-fait différentes : c'étaient les odeurs des quelques shapeshifters, peu nombreux, qui ne portaient pas de masque sous leur forme humaine. Ceux-là regardaient le renard et les autres soldats sous forme animale avec une grande appréhension.
« Eh bien, eh bien, eh bien ! Le messager disait donc vrai ! » S'exclama Sept en venant à la rencontre du reste du groupe.
Il s'avança vers le renard et se pencha sur lui avec suffisance.
« Je ne t'avais jamais rencontré, et personne ne parlait de toi. Mais sitôt que tu montres le bout de ta truffe, c'est la pagaille dans la Forteresse !
- Sept, intervint Cinq. Prends garde à la manière dont tu t'adresses à lui. Nous ne connaissons pas encore les ordres du Maître.
- Oh, alors quand j'aurai son autorisation, rétorqua Nihil en imitant l'arrogance de Sept, je pourrai vous donner des ordres ? »
Sept se redressa dans un sursaut. Il lâcha à travers son masque un petit claquement de langue agacé.
« Le Maître a été prévenu de son arrivée, informa-t-il en reprenant un sérieux contrarié. Il l'attend dans l'Auditoire. »
Cinq et Nihil tournèrent donc les talons et empruntèrent un nouvel escalier en béton. Ils remontèrent une galerie dont le toit était une vitre qui laissait les rayons du soleil jeter toute leur lumière dans le gouffre. Nihil profita de sa chaleur sur son pelage pendant qu'il marchait aux côtés du soldat.
« Sept n'a pas tort, dit-il soudain à son accompagnateur. Il suffit que je pointe le bout de ma truffe pour que ce soit la pagaille dans votre organisation. »
Cinq resta silencieux. Ils croisèrent alors la route d'un dernier masqué, juste avant de pénétrer dans la grande salle qu'ils appelaient l'Auditoire. C'était Deux, le garde du corps personnel du Maître, s'il en croyait Cinq. Nihil ne l'apprécia pas. Il empestait la sueur et le sang. Cinq s'inclina face à lui, et Nihil ne sut pourquoi, mais cette situation lui parut étrange. Quoi qu'il en fût, le colosse se décala et entrouvrit la porte de l'Auditoire. Nihil s'y faufila, prêt à aller à la rencontre de son destin.

A SUIVRE