En un après-midi d'hiver, quand la neige avait un peu fondu, un petit shapeshifter à l'allure bonhomme sortit du marché et descendit les marches qui menaient aux bas-quartiers de la ville, au ras du torrent. Son sac sur l'épaule, il chantonnait un air innocent en ne se doutant pas qu'il était suivi depuis quelques temps déjà. Ce ne fut qu'une question de temps avant qu'une main surgisse d'une ruelle et vienne se plaquer sur sa bouche. Il piailla un cri étouffé et eut à peine le temps de se débattre avant d'être tiré à l'écart et d'être plaqué contre un mur.
« MMH ! MMMMHH !
- Chut chut chut chut ! On se tait, Monsieur Alby, et on ouvre grand ses oreilles. »
Le dénommé Alby écarquilla les yeux. Ses pupilles affolées dévisageaient les deux garçons qui le toisaient avec sévérité. Tandis que le plus basané le tenait fermement, le plus grand dégaina un couteau et le pointa sur la gorge du petit homme.
« Par le plus grand des hasards, nous avons entendu que tu n'avais pas rempli ta part du marché, poursuivit le basané.
- De quoi vous me parlez ?
- Et le nom d'Ishbal ne te dit rien ? » Ajouta le plus grand.
Une lueur de terreur passa dans les yeux d'Alby.
« Je vais le rembourser ! Dites-lui que ça arrivera vite ! Je le jure sur ma vie !
- Il ne faut pas nous promettre ce genre de choses. » Rétorqua le brun.
A mesure que sa lame s'enfonçait dans la peau de son cou, le brun approchait son visage de la victime.
« Nous avons un message de la part d'Ishbal, lui susurra-t-il. Fais-le encore attendre, et tes louveteaux payeront à ta place. »
Le basané jeta un regard surpris à son comparse. Alby hocha vivement la tête. Il fut relâché, et s'enfuit à toutes jambes.
« Tu m'épates Hypsos, lâcha le basané lorsqu'il fut parti. T'es terrifiant quand tu t'y mets. »
Le brun eut un sourire en coin.
« Pour un gagne-pain comme celui-là, il faut bien, fit-il remarquer.
- Tu as raison. Je devrais m'y essayer aussi. »
Hypsos et Dareios resortirent de la planque de la martre Ishbal les poches remplies. Finalement, faire le larbin en allant flanquer la frousse à quelques péquenauds rapportait suffisamment pour mettre quelque chose dans leur assiette. Le soir-même, les deux camarades purent s'offrir deux cuisses de chevreuil à déguster au QG des renards. Dareios était ravi. Il lui était déjà arrivé de commettre quelques petits délits pour se nourrir, mais il n'avait jamais visé aussi haut que tremper dans les affaires de mafieux et de mercenaires. Au bout d'une lune et de quelques autres missions accomplies pour la martre Ishbal, Dareios déclara, le ventre rempli dans une taverne :
« Quand même, on est doués. On pourrait ouvrir notre propre agence. »
Il passa le bol de sève à son camarade qui haussa les sourcils.
« Tu t'es cru dans une histoire de pirates ? Se moqua-t-il.
- Je m'imagine très bien là-dedans ! Hypsos et Dareios : les vengeurs de l'ombre. Dareypsos ! »
La plaisanterie sembla faire ses preuves, puisqu'Hypsos recracha sa gorgée. C'était la première fois que Dareios l'entendait rire aux éclats.
Ils furent soudain interrompus par la venue d'une jeune fille à leur table. Elle leur proposa à tous les deux de rejoindre sa propre table avec ses amies, qui les épiaient depuis déjà un petit bout de temps. Dareios en fut réjoui et lui lâcha un « oui » enjoué et direct. Hypsos se montra plus nuancé sur la question. Pendant que la fille avait le dos tourné, il baissa les yeux et chuchota à son comparse :
« Je vais rentrer.
- Tu peux venir, tu sais. Je suis sûr que tu étais tout autant concerné par l'invitation.
- Non. Vas-y sans moi. » Dit-il en se levant.
Il sortit de la taverne enveloppé dans son long manteau et prit le chemin de chez lui, seul. Les nuages noirs recouvraient les étoiles. Il cacha son nez dans son écharpe, sans se retourner vers Dareios qui devait prendre du bon temps avec les autres. Pourtant, il sentit un bras s'enrouler autour de ses épaules et une paire de jambes marcher à ses côtés.
« Belle soirée pour une promenade. »
Hypsos et Dareios levèrent le nez vers le ciel sombre. Par-delà les montagnes, des lueurs survenaient puis disparaissaient dans un grondement. Le temps s'écoulait avec douceur, l'air embaumait le parfum du calme avant l'orage. Un musicien s'était installé dans la rue. La mélodie de sa petite guitare flottait dans le quartier. Hypsos écouta avec attention, les yeux clôs.
« Tu n'aimes pas ce genre de choses. » Souffla Dareios.
Un éclair se dessina dans le ciel au loin.
« Je ne veux plus qu'on me touche. »
Un rire d'enfant résonna par la fenêtre d'à côté.
« Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?
- La cave. »
La porte s'ouvrit dans un fracas ; les deux renards sautèrent sur leurs pattes, babines retroussées.
« C'est dans ce trou à rats que vous vivez ? » S'exclama une voix arrogante.
La fourrure hérissée, Hypsos et Dareios firent face au grand loup gris qui se présenta à eux. Il était deux fois plus grand, deux fois plus massif, ils se sentaient acculés.
« Sortez de chez moi. » Grogna Hypsos.
Le loup émit un petit bruit insolent et se pencha sur les petits canidés.
« Pas de ça avec moi, gamin.
- Qu'est-ce que tu veux ? » Fit Dareios en s'avançant en soutien à son ami.
L'intrus examina avec dédain la flûte et les livres sur les étagères.
« Ça va les mioches, rangez-moi vos dents de lait. Je m'appelle Langor. »
Hypsos et Dareios s'échangèrent furtivement un regard.
« Le mercenaire des quartiers nord ? S'étonna le renard noir.
- Je vois que je ne vous suis pas totalement étranger... Mais suffisamment pour avoir oublié que le jeune loup que vous avez menacé l'autre jour, c'est mon frère. »
Les renards frémirent. Ils se tinrent sur leurs gardes, prêts à esquiver une morsure de Langor. Pourtant, il ne montra aucun signe d'agressivité. A la place, il ricana :
« Beau boulot pour des bleus. Il a failli faire dans son froc. Vous êtes payés combien pour ça ? »
L'échange inquiétait les deux renards. Ils ne comprenaient pas où il voulait en venir, avec ses faux compliments lâchés avec arrogance. Hypsos fit mine de s'adoucir.
« De quoi se payer deux cuisses de chevreuil. »
Langor éclata d'un rire gras.
« On sous-traite toujours les jeunes, hein ? » Se gaussa-t-il.
Pensant qu'il se payait de leur tête, les renards se remirent à grogner. Langor rit encore quelques instants, puis se reprit. Il s'assit et se pencha vers les deux jeunes shapeshifters.
« Vous savez quoi ? J'ai eu vent de vos petits exploits dans les bas-quartiers, et je dois dire que je vous aime bien. J'aurais bien envie de vous donner un petit coup de pouce.
- Comment ?
- En vous donnant un travail. Avec une meilleure récompense à la clé. »
Nouvel échange de regards, toujours méfiants et surpris.
« Quel genre de travail ?
- Je veux que vous me rameniez la tête d'Ishbal, la martre pour qui vous travaillez. »
Ils écarquillèrent les yeux. Langor s'en amusa.
« Ah, je pensais qu'en tant de larbins, trahir ses patrons ne posait aucun problème... Ou alors, est-ce la première fois qu'on vous réclame ce genre d'affaires... »
C'était le cas. Jamais Hypsos et Dareios n'avaient reçu l'ordre d'assassiner un opposant de la martre. La demande fut d'ailleurs si soudaine qu'elle troubla les deux apprentis mercenaires. Langor s'impatienta :
« Alors ? »
« Des mercenaires ? »
Hypsos hocha la tête en buvant une gorgée de son verre.
« Ce n'était pas le moment le plus glorieux de notre vie, mais nous sommes bien passés par là.
- Mais dis-moi, rétorqua Nihil avec sarcasme. J'avais l'air d'être une personne surprenante.
- On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans. Tu t'es assagi avec le temps. Avant, tu fonçais tête baissée et tu te pavanais dans les rues de Ragnok. »
Nihil sentait les derniers rayons du soleil chauffer sa peau à travers les vitres. Plus détendu, il accepta le verre qu'Hypsos lui tendait. Deux entra à son tour et posa deux assiettes de mets distingués sur la table à laquelle ils étaient assis. Il s'appliquait à ne pas regarder le Maître, qui avait le visage découvert. Leurs deux masques étaient posés l'un à côté de l'autre, sur la commode.
Nihil se massa les mains, gêné d'apprendre qu'elles avaient déjà touché du sang de shapeshifter pour vivre.
« Ne t'inquiète pas. Ces gens-là n'étaient pas de bonnes personnes. » Fit Hypsos en lui jetant un regard doux, comme s'il pouvait lire dans ses pensées.
Hypsos l'invita à manger, mais il manquait d'appétit.
« Alors je n'avais que toi ? Pas d'autre famille ?
- Il n'y avait que moi. Ta mère est morte trois ans avant notre rencontre.
- Comme deux frères, alors.
- Comme deux frères.
- Et aujourd'hui ? Le Cercle est comme une grande famille, non ? »
Hypsos but dans son verre en levant les yeux vers le ciel, l'air de réfléchir à la question.
« Oui, j'appellerais ça une grande famille. » Conclut-il avec le sourire.
Il lui lança un regard perçant.
« D'ailleurs, tu nous fais des infidélités avec ta fille. Ushio, hein ?
- Qui t'a parlé d'elle ?
- Cinq, dans sa lettre. J'aurais été enchanté de la rencontrer. »
Le visage de Nihil s'assombrit.
« Les Ruines ne sont pas un endroit pour elle. »
Il prit une dernière bouchée pour la forme puis se leva.
« Alors si j'ai connu cet empire, tu me permets d'aller y faire un tour ?
- Je t'en prie. »
Hypsos rattacha son masque sur son visage ; celui de Nihil resta sur la commode. Il prit le bras de son invité pour le guider, et tous les deux, ils sortirent, descendirent les escaliers et partirent à l'assaut des bâtiments de la Forteresse.
Elle vivait dans les beaux quartiers de la ville, ceux qui surplombaient la vallée, bien à l'abri des crues du torrent à flanc de montagne. Elle s'engraissait elle et son clan grâce aux trafics de viande issue de braconnage et grâce aux copinages avec les membres les plus corrompus du Conseil. Quand le soleil se couchait, elle revenait chez elle, seule, le temps de prendre un bain chaud, avant de repartir pour la soirée, aller se frotter aux bordels et fêtes souterraines, rares à Ragnok mais bien présentes.
Un soir, alors que la ville entière était réunie au bord du torrent pour fêter la venue du printemps, la martre quant à elle, se jugea au-dessus de tous ces enfantillages et s'en tint à ses habitudes de soirée. Elle prit le chemin de son chalet, ferma la porte derrière elle. Elle commençait à faire chauffer l'eau de son bain dans la cheminée quand trois coups résonnèrent à l'entrée. Elle s'approcha avec précaution, colla son oreille à la porte, et dit :
« Qui est là ?
- Dareios, Madame. »
La martre ouvrit la porte sur le jeune homme, suspicieux.
« Qu'est-ce que tu veux ?
-Une augmentation.
-Tu te fous de moi ? Casse-toi. »
Elle allait refermer la porte d'un coup sec, mais Dareios la bloqua avec son pied.
« Ecoutez, insista Dareios. Langor a essayé de nous contacter, moi et mon pote. Il veut nous engager en nous promettant un meilleur salaire.
-Et tu t'es cru où ? Dans une boutique ? Je paye mes larbins comme je l'entends, et c'est pas un gamin qui va me faire la leçon.
-Oh, Ishbal, vous savez qu'on a trop de fierté pour ça. »
Dareios repoussa la porte d'un coup sec et glissa une main dans son dos. Ishbal réagit au quart de tour et bondit en arrière. Elle poussa un cri strident :
« Fais-lui la peau ! »
Sans le voir venir, Dareios se retrouva projeté en arrière par un grand coup de gourdin. Un garde du corps, sorti de la pièce d'à côté, se jeta sur le jeune homme. Dareios se mit à pousser des jurons. Il se sentit idiot de ne pas avoir prévu qu'un colosse protégerait la cheffe du clan. Il jeta un regard furtif dans le coin de la pièce. La martre s'était perchée en haut d'une étagère et observait le spectacle, les yeux assassins. Dareios roula sur le côté et se remit sur ses pieds. Le garde du corps fit glisser une épée de son fourreau et l'abattit à l'endroit-même où se tenait sa cible un instant plus tôt. Dareios était assez rapide pour éviter ses coups, mais un seul pas de travers, et son corps serait tranché en deux.
Il courait aussi vite qu'il le pouvait autour de son adversaire, comme un coyote qui harcelait un buffle. A chaque ouverture, il essayait de porter un coup de couteau à l'abdomen. Mais les occasions étaient trop rares ; Dareios avait trop peu d'expérience. En évitant un coup d'épée, il trébucha sur le tapis et perdit l'équilibre.
« Ecrase-le ! » S'écria la martre.
Le garde du corps levait son épée pour trancher la tête du jeune mercenaire, quand soudain, une flèche fendit l'air et se ficha profondément dans son épaule. Il hurla de douleur. Dareios vit à l'étage deux yeux d'émeraude disparaître dans l'ombre : Hypsos avait réussi à s'introduire dans la maison de son côté, il était sauvé. En l'espace d'un instant, Dareios profita que la garde de son adversaire soit baissée pour planter son couteau profondément dans sa gorge. Du sang coula sur ses mains, sa chaleur l'étonna. Son adversaire tomba à genoux en se tenant le cou, poussant des râles et crachant des gerbes de sang ; Dareios manqua de s'effondrer de fatigue et de soulagement.
Mais ce n'était pas terminé. Dareios se redressa en sursaut, ramassa son couteau et jeta un regard circulaire dans la pièce. La martre avait disparu.
« Merde ! Cria-t-il. Hypsos ! Elle s'est tirée ! »
Mais Hypsos aussi avait disparu. Il entendit soudain un cri étouffé, venant de l'extérieur. D'un pas titubant, il sortit par la porte et se précipita derrière la maison, là d'où venait le cri.
La martre était là, entre les mâchoires d'Hypsos. Dareios se figea de stupéfaction devant ce tableau macabre. Les yeux du renard brillaient comme deux flammes dans la nuit. La martre haletait difficilement, le poitrail enserré entre les crocs de la bête. Elle gémit faiblement lorsque du sang se mit à couler sur ses babines. Soudain, ses mâchoires de contractèrent, un craquement effroyable retentit, et le corps de la martre s'affaissa comme une poupée de chiffon. Une large traînée de sang s'écoula sur la gorge blanche d'Hypsos.
« C'est terminé. »
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