L'hiver de Ragnok laissait son souffle blanc recouvrir la vallée. Il ne s'arrêtait plus de neiger.
Dareios cracha. Il y avait un peu de sang dans sa salive. Mais il n'eut pas le temps de contempler les fleurs rouges qui éclosirent dans son crachat, car on lui assena un nouveau coup. Il attrapa la jambe de son agresseur pour le faire basculer mais le deuxième lui mordit la main. Il était fichu.
« T'en veux encore ? Lui hurla l'agresseur. Reluque encore ma sœur et t'en auras encore. »
Faute de mots, Dareios lui cracha sur les pieds. Il reçut un coup dans la tête. C'était parce qu'il était un peu assommé qu'il prit à peine conscience que les frappes s'étaient soudainement arrêtées. Il releva un peu sa tête pleine de boue, et à travers le voile qui recouvrait ses yeux, il vit ses deux adversaires se débattre avec un troisième lascar. Il était grand et maigre, mais il y avait tant de hargne dans ses poings qu'il parvint à les faire fuir. Dareios n'en crut pas ses yeux.
« Eh ! » Cria-t-il en se relevant.
Mais l'autre s'en allait déjà. Dareios se campa sur ses jambes flageolantes et lui courut après dans un pas erratique. Il le rattrapa et abattit sa main sur son épaule.
« Merc... »
L'instant d'après, il était repoussé avec brusquerie. Il vacilla sur quelques mètres, mais finit par reprendre mon équilibre. Il ne perdit pas courage et revint à la charge.
« Eh ! Merci ! Eh tu m'écoutes ? »
Il se mit à le suivre comme un caneton derrière sa mère. En même temps, il s'essuyait le visage avec les pans de sa chemise. Son sauveur ne se retournait pas. Il traçait sa route comme si de rien n'était, tête basse et mains fourrées dans ses poches. Il avait l'air de vouloir taper rageusement dans toutes les pierres qui passaient sous sa semelle. Dareios n'en était que plus curieux. Il accéléra pour se mettre à sa hauteur.
« Comment tu t'appelles ? » Lui demanda-t-il avec un grand sourire.
L'autre ne lui répondit pas. Il ne le regardait pas non plus. Il avait plutôt tendance à fuir son regard insistant. Comme il n'obtenait aucune information, Dareios s'empressa de se présenter :
« Moi c'est Dareios. Renard. »
Le chemin se poursuivit en silence. Dareios marchait d'un pas confiant et arrogant, les mains calées derrière sa tête. L'autre avait le regard baissé, l'air de supporter tacitement sa présence.
« Eh ! T'as faim ? Je connais le patron d'un bar qui fait de la ragougniasse incroyable. Tu aimes la viande, hein ? Tu es hybride ? T'inquiète, j'ai aucun problème avec ces types-là. Pourquoi tu me réponds pas ? »
L'autre s'arrêta enfin dans la plus grande des lassitudes. Il releva la tête, et toisa Dareios de ses yeux verts et perçants. Il le surplombait de sa haute taille.
« Qu'est-ce que tu me veux ? »
Cette réponse ravit Dareios au plus haut point. Enfin il ouvrait son clapet. Dareios enroula un bras autour de ses épaules dans un air de franche camaraderie.
« J'aimerais remercier mon frangin pour m'avoir tiré d'affaire !
- Ton fran...?
- Ils sont là ! »
Les deux jeunes hommes se retournèrent à l'unisson. Dareios grimaça.
« Aïe aïe aïe. Ils sont revenus avec des copains. »
Il aurait dû le prévoir : se castagner avec un coyote impliquait de lui faire rameuter toute sa bande pour prendre sa revanche. La meute s'avançait d'un pas menaçant en retroussant leurs manches : ça allait chauffer. Dareios attrapa son comparse par le poignet et l'entraîna à sa suite dans les ruelles. Ils entendaient la bande débouler derrière eux entre les murs de pierre.
La chose devint plus complexe lorsqu'ils tombèrent dans un cul-de-sac.
« Merde, lâcha Dareios.
- Mais quel idiot, grinça l'autre.
- Je prendrai ça comme un signe de gratitude. »
La bande de coyote freina, un sourire malsain greffé au faciès. Le chef de la meute fit taper son gourdin dans sa paume.
« Tiens tiens tiens. Le renard qui se croit plus malin que les autres. D'abord on va s'occuper de ton petit pote. Ensuite, c'est à toi qu'on refera le portrait. »
D'instinct, Dareios avança d'un pas et se plaça devant le jeune homme aux yeux verts. Il toisa ses adversaires avec gravité.
« Alors ça, n'y compte pas. »
Il sentit soudain une main lui tapoter l'épaule. Il jeta un regard en arrière et suivit le mouvement de menton de son comparse vers la neige sur les toits. Ils se comprirent immédiatement.
« En garde ! » Hurlèrent les coyotes en s'élançant.
Pourtant, à peine avaient-ils fait un pas qu'ils se retrouvèrent englouti sous des couches et des couches de neige. Dareios et le jeune homme donnèrent encore un coup de pied sur les poutres des maisons pour faire chuter les derniers flocons dans la ruelle. L'impasse devint un champ de coton blanc duquel quelques truffes et pattes dépassaient à certains endroits. En quittant la ruelle, ils s'appliquèrent à marcher sur tous les corps enfouis.
Arrivés sur la place du marché, Dareios émit un petit rire.
« Quelle fine équipe on fait. »
Il offrit un sourire splendide à son camarade de castagne. Il ne s'attendait pas particulièrement à ce qu'il le lui rende, mais au moins, il daignait enfin le regarder dans les yeux.
« Alors salut, marmonna-t-il en tournant les talons.
- Ça t'arracherait la gueule d'accepter mes remerciements ? »
Il sourit d'un air narquois en fourrant les mains dans les poches de son manteau avec désinvolture.
« Tu fais le fier, hein ? »
L'autre s'arrêta en soupirant profondément. Il jeta un regard en arrière.
« Hypsos. Renard. »
S'il lui avait confié ces deux mots simplement pour que le vagabond lui fiche la paix, c'était raté.
Le foyer d'Hypsos était un amoncellement de briques coincé entre une souricière et une grange. Il était étroit mais gardait bien la chaleur. Son habitant l'avait meublé comme il avait pu, l'encombrant d'objets divers et variés et d'un matelas en plumes. La maison était à mi-chemin entre le repère d'un vagabond qui ne savait plus que faire de ses babioles volées, et l'antre d'un érudit qui fouillait les Ruines depuis des lustres. Il y avait quelques livres, mais il étaient si abîmés qu'on pouvait croire qu'Hypsos en aurait plus s'il le pouvait.
Dareios s'étira, puis en revint à sa lecture, affalé sur le matelas. Il ne savait pas encore lire, mais il était en train d'apprendre tout seul. Il demandait de l'aide à son camarade quand il rencontrait des difficultés. Ça avait l'air de lui faire plaisir, d'être dans la position du maître d'école. Ce jour-là, ils profitaient qu'il fasse un froid de canard pour rester blottis à l'intérieur. Dareios lisait ; Hypsos gravait des trous dans un bâton pour en faire une flûte.
Tous les deux étaient jeunes, sortaient à peine de l'adolescence et attiraient le regard par leur démarche assurée et leur visage bien fait. Dareios était un grand garçon svelte, aux cheveux noirs et coupés courts. Sa peau était d'un brun clair, ses yeux d'un noir d'encre. Il souriait, tout le temps, en toute occasion. Il avait toujours le mot pour plaisanter, pour chasser la tension. A seize hivers, sans parents ni quelconque voix de la raison, il se montrait insouciant et intrépide. Cependant il était loin d'être stupide, au contraire, il était vif d'esprit et prouvait à lui seul que les renards étaient des personnes futées.
Hypsos, lui, était d'une beauté froide, comme une fleur d'hiver. Il était un peu plus grand que Dareios mais plus chétif. Il portait une grande attention à la propreté de son corps. Ses cheveux bruns et fins n'étaient jamais sales, il en allait de même pour ses mains, qu'il frottait régulièrement dans des gestes compulsifs. Les traits de son visage en cœur étaient un peu creusés, mais la couleur éclatante de ses yeux illuminait le tout. Il souriait peu, riait peu ; mais quand cela arrivait, c'était un pas vers la victoire pour Dareios. Car le renard noir, dans sa fausse naïveté et son enthousiasme de jeune bleuet, savait reconnaître ce grain de douceur qui persistait dans l'aura d'Hypsos.
« Eh Hypsos ! Regarde-moi ! »
Hypsos soupira, la flûte et le canif dans ses mains, et jeta un regard blasé vers Dareios. Le jeune homme s'était dévêtu de ses vêtements d'hiver pour se transformer. Il se pavana dans sa peau de renard de long en large de la maison en battant de la queue.
« Pas mal, hein ? On n'en croise pas tous les jours, des renards de cette couleur, hein ? »
Hypsos le dévisagea, toujours blasé.
« Tu sais d'où viennent les renards argentés ? Lui demanda-t-il en revenant à son ouvrage.
-Non. Tu le sais ? »
Dareios était fasciné par ce puit de connaissances qu'était Hypsos, et n'en ratait pas une pour l'écouter déverser sa science de sa voix détachée.
« C'était une race élevée par les humains pour en faire des manteaux de fourrure. »
La réponse fut si cassante que le visage de Dareios se décomposa. Le renard se contorsionna pour examiner avec perplexité les poils bleus argentés parsemés sur sa fourrure noire.
« Ben merde alors. » Lâcha-t-il comme s'il commentait une météo orageuse.
Mais il finit par hausser les épaules. Plutôt que de se lamenter, il posa son museau sur le bras d'Hypsos. Ce dernier avait cessé de sursauter dès que Dareios le touchait ; il avait fini par s'y habituer.
« Et ta fourrure à toi, elle intéressait pas les humains ?
- Moi au moins, j'ai de la couleur.
- Serait-ce de la jalousie que j'entends ? »
Hypsos grimaça et tenta de repousser le renard. Mais Dareios le prit pour une invitation, grimpa sur ses épaules en riant et enroula sa queue autour de son cou comme un chat angora. Hypsos rentra la tête dans ses épaules, la mine renfrognée, même s'il se concentrait pour réprimer un sourire.
« Tu aimes ça, faire chier le monde, pas vrai ? Lui dit-il.
- Voui, répondit Dareios en se prélassant. C'est ce que tout le monde dit, en me voyant. Ma mère avait l'habitude de m'appeler "vilain galopin !" quand j'étais petit. Mais ça, c'était avant qu'elle ne me mette dans un sac et qu'elle me jette dans le torrent. »
La lame du couteau ripa sur l'écorce du bâton et entailla l'index d'Hypsos. Il le plongea dans sa bouche en réprimant un juron, et jeta un regard perplexe au renard sur ses épaules. Lui ajouta seulement :
« Bah. Fais pas attention. Elle avait un pète au casque, ma mère. »
Hypsos sembla un peu confus, mais ne l'exprima pas à voix haute. Il s'en retourna à son ouvrage, les sourcils toujours froncés.
« Et toi Hypsos ?
-Quoi moi ?
-C'était quoi ton drame d'enfance ?
-De quoi tu parles ?
-Allons, allons. Tu es un adolescent bourré de talents et alphabète qui rôde tout seul dans les rues de Ragnok alors que tu portes des jolies fringues. Ne me mens pas, tu es en pleine fugue. »
Le visage d'Hypsos se ferma.
« Je ne veux pas en parler, lâcha-t-il à mi-voix.
- Comme tu veux. »
Stupéfait, le jeune homme regarda le renard descendre de ses épaules. Il devait s'attendre de sa part à une cascade de lamentations et de prières indiscrètes, mais rien. Dareios était en vérité une personne bien plus subtile qu'il ne le laissait penser. Le renard s'assit à ses côtés, et lui offrit un regard qui le désarma : sincère et fraternel.
« J'espère juste qu'un jour tu me feras confiance. Parce que moi j'ai confiance en toi. »
Dareios savait qu'il pouvait s'estimer chanceux qu'Hypsos ne le repousse plus. Il ne savait pas vraiment pourquoi, par ailleurs. Peut-être parce qu'il prenait ses attaques verbales et son air bougon avec le sourire, et qu'il ne s'énervait jamais contre lui. Il était conscient qu'Hypsos n'était pas n'importe quel shapeshifter, et quoi qu'il lui soit arrivé par le passé, il ne pouvait s'empêcher d'éprouver une profonde sympathie pour ce garçon taciturne.
Et, peut-être qu'il faisait fausse route, mais plus le temps passait, plus il sentait que la réciproque se vérifiait.
Dareios quitta sa place pour aller jeter un œil à l'extérieur. Il y avait tellement de neige que la couche couvrait le premier tiers de la fenêtre. Hypsos s'approcha à son tour, la flûte à la main.
« Quel temps de chien. Cet hiver va nous faire crever de faim. » Fit Dareios.
Hypsos souffla dans sa flûte pour chasser les copeaux de bois de ses orifices.
« Il faut qu'on trouve un taff, dit-il.
- On ? » S'étonna Dareios.
Tandis qu'Hypsos commençait à jouer un petit air mélancolique, Dareios agitait la queue comme un labrador. Il chantonna :
« Dareios le bagarreur, Hypsos le fin stratège. A deux, on pourra conquérir le monde. »